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Économie - Grille des salaires

Au Liban, le corps enseignant au bout du rouleau

Depuis le début du mouvement mené par le Comité de coordination syndicale (CCS) pour l'adoption de la nouvelle grille des salaires des fonctionnaires, les enseignants se sont particulièrement distingués par leur mobilisation massive. Zoom sur une profession qui se sent méprisée par l'État et menacée dans son existence même.

Ce sont les enseignants qui ont été les plus actifs dans la lutte pour faire approuver la grille des salaires.

Il y a deux ans et demi, commençait une timide bataille qui allait très vite se transformer en un vaste et singulier mouvement populaire, capable de mobiliser des centaines d'enseignants, voire parfois des milliers dans les rues, pour défendre leurs droits et acquis sociaux, sans affiliation politique aucune. Le Comité de coordination syndicale (CCS), présidé par Hanna Gharib, représente tous les travailleurs concernés par la nouvelle grille des salaires, c'est-à-dire un ensemble d'environ 200 000 personnes, regroupant les fonctionnaires et les enseignants des écoles privées. Et ce sont d'ailleurs les enseignants qui ont été les plus actifs dans la lutte pour faire approuver la grille des salaires dont le financement continue de soulever de nombreuses polémiques. Les organismes économiques libanais, les institutions internationales comme la Banque mondiale (BM) et le Fonds monétaire international (FMI) ou encore le gouverneur de la Banque du Liban (BDL), Riad Salamé, ne cessent de mettre en garde les députés et l'opinion publique contre les « dangers de l'adoption de cette grille de 2 000 milliards de livres pour les finances et l'économie du pays ».


Le gouvernement Mikati, après de longs mois de tergiversations, avait finalement transféré, en mars 2013, le projet de loi au Parlement. Les commissions parlementaires mixtes, en charge du dossier, ont entériné le projet de loi le 11 avril en le retournant au Parlement pour approbation. Après plusieurs séances plénières qui n'ont pas donné de résultats, le président de la Chambre, Nabih Berry, a décidé l'ajournement des discussions jusqu'à la fin du mois, le temps pour les députés de se mettre d'accord sur les moyens de financement.


Ces reports à répétition sonnent comme une provocation ouverte pour les enseignants qui se perçoivent comme les « laissés-pour-compte de la République ». Ils n'ont pas connu d'augmentation de salaire depuis 18 ans, alors qu'il y a deux ans, le secteur privé se voyait recevoir une majoration salariale et que le Parlement approuvait par ailleurs les lois doublant les revenus des juges et des professeurs d'université. Ainsi, un grand fossé s'est creusé entre un enseignant du secondaire et un professeur d'université : au lieu des six échelons historiques qui les séparaient, ils sont aujourd'hui 52, soit l'équivalent de 104 années de carrière !

 

(Pour mémoire : Grille des salaires : entre bras de fer et dialogue de sourds)

 

Des droits et acquis menacés
Cependant, ce n'est pas seulement le temps que met le Parlement à approuver la grille qui exacerbe les enseignants, mais également les modifications qui y ont successivement été apportées par rapport au texte de loi initial. La principale revendication du CCS – la majoration des salaires de 121 %, correspondant au taux d'inflation depuis la dernière hausse en 1996, sans échelonnement et avec un effet rétroactif à compter du 1er juillet 2012 – n'est plus du tout sûre.


Parmi les autres principales revendications des enseignants, il y a celle de la conservation des six échelons de différence entre les professeurs du secondaire et ceux d'université ou encore du fameux « 60 % », un droit acquis il y a 48 ans. « L'histoire remonte à l'année 1966, où l'État avait besoin de plus d'enseignants pour le secondaire, il a ainsi ajouté aux enseignants 5 heures de travail supplémentaires aux 15 heures réglementaires et leur a naturellement augmenté leur salaire de 60 % », explique Bahia Baalbacki, enseignante d'arabe au secondaire dans une école publique depuis 35 ans et responsable des affaires éducatives dans la Ligue des enseignants du secondaire.


Parmi d'autres articles qui figurent dans la grille et qui sont spécifiques au corps enseignant, il y a l'article 4 dont le CCS demande la suppression car il ôte 4 échelons et demi aux enseignants du secondaire, alors qu'ils les avaient antérieurement obtenus dans la loi 159. L'article 23 risque par ailleurs d'être soumis à de possibles modifications en n'accordant aux enseignants retraités aucune réévaluation de leurs échelons ou bien simplement 3 échelons, contre les 6 proposés par le texte initial. Ils demandent également la conservation de la loi sur le rabattement des heures de cours qui s'applique selon les années d'ancienneté. « Si la grille, telle qu'elle a été entérinée par les commissions parlementaires mixtes, est approuvée par le Parlement, elle aura été vidée de sa substance et de son essence même », proteste Noha Osseirane, enseignante de lettres et de théâtre depuis 19 ans dans une école privée et candidate pour une liste indépendante aux élections syndicales des enseignants pour la branche de Beyrouth. « Notre combat ne se résume pas à une hausse salariale, mais surtout à une défense de nos acquis très durement obtenus depuis des dizaines d'années et qui se trouvent aujourd'hui menacés », poursuit-elle.


Concernant la polémique sur les moyens de financer la grille des salaires – principal obstacle qui retarde son approbation – les enseignants somment les députés à ne pas utiliser le prétexte de la grille des salaires comme moyen d'augmenter les impôts sur les tranches les plus défavorisées de la population. Aux citoyens partisans d'une diminution des chiffres de la grille, les enseignants les avertissent que « le montant de toute coupe dans nos droits et acquis ne sera certainement pas reversé sur vos indemnisations ou retraites ».

 

(Pour mémoire : François Bassil : Majorer les salaires est une évidence, mais aussi « un suicide »)

 

Le cas particulier des écoles privées
Les enseignants, qu'ils soient dans le public ou le privé, sont soumis aux mêmes lois qui régissent leurs salaires et c'est pour cette raison qu'ils font partie de la grille des salaires des fonctionnaires. « Cette union nous protège contre les abus des administrations des écoles privées », explique Luna Sammour, professeur d'arabe au primaire dans un établissement privé depuis 23 ans. Certains établissements privés se plaignent aujourd'hui de ne pouvoir assurer l'augmentation des salaires prévue dans la nouvelle grille et appellent justement à rompre cette union. Une étude publiée par l'économiste Nehmé Nehmé démonte pourtant cet argument. « La loi prévoit que les établissements privés consacrent 65 % de leur budget aux salaires, alors que la réalité se situe aux alentours des 30 % », explique-t-il. Bien entendu, il serait injuste de généraliser cela à toutes les écoles. « Certains établissements privés gâtent leurs enseignants avec des primes, des congés maternité plus longs, la scolarisation gratuite de leurs enfants ou des 13e ou 14e mois et sont les premiers à appliquer les hausses dues à la cherté de vie », soutient Noha Osseirane.


Plusieurs autres différences de traitement demeurent entre le public et le privé, notamment au niveau des règlements intérieurs. « L'article 29 de la loi 56 régissant le syndicat des enseignants du privé permet à l'administration d'une école privée de licencier un salarié sans avancer aucun motif, une vraie épée de Damoclès dont souffrent les enseignants », poursuit de son côté Luna Sammour. Selon elle, ils seraient environ 3 000 par an à subir ces licenciements abusifs. Cette menace latente les rendrait par ailleurs moins actifs dans les luttes syndicales et la participation aux grèves. « Sur 30 000 enseignants dans le privé, environ 12 000 sont syndiqués », déplore l'enseignante.


Maysa Mouazen confirme cette affirmation. À 29 ans, cette jeune mère enseigne l'anglais dans une école privée, elle travaille 30 heures par semaine pour 800 dollars mensuels. « Le salaire de mon mari ne nous suffit pas et après avoir été trois ans au chômage, j'ai été obligée d'accepter cet emploi, mais je reste très frustrée du fait des conditions salariales qui nous sont imposées et des libertés dont l'administration nous prive, comme celle de manifester ou de faire grève », raconte-t-elle.


Pour Noha Osseirane, comme pour sa collègue Luna Sammour, l'enseignement est une passion, « d'ailleurs c'est l'élément qui nous permet de tenir ». « Nous éduquons les générations futures et en contrepartie nous avons des salaires qui nous permettent à peine de tenir jusqu'au 10 du mois », soulignent-elles. Elles sont toutes les deux d'accord pour ne conseiller à personne de se lancer dans cette profession tant que les conditions ne s'amélioreront pas drastiquement.

 

Pour mémoire
Forfaitures, l'article de Abdo Chakhtoura

À bon entendeur..., la tribune de Karim Daher

Eux et nous, l'article de Rana Andraos

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