Il faut être vraiment naïf pour croire que le conflit social autour de la grille des salaires se résume à un bras de fer entre le personnel politique libanais et l'Association des banques. Il est de notoriété publique que pratiquement partout dans le monde, dirigeants et financiers s'entendent, pour la majorité d'entre eux, comme larrons en foire. Là, la règle du je(u) et l'équation mathématique sont d'une simplicité terrifiante : Tu me tiens je te tiens par la barbichette, celui qui rira en premier aura une tapette.
Ces gens-là se sont toujours épaulés dans les difficultés à coups de milliards, se couvrant mutuellement les uns les autres face à l'adversité, quand il leur arrivait de faillir, pour que les fautes – doux euphémisme – des uns, une fois révélées, ne démasquent pas méchamment celles des autres. Les exemples sont légion dans les annales judiciaires, souvent d'ailleurs sans suites sérieuses : le cas de la banque al-Madina est symptomatique à plus d'un titre.
Il n'est pas vrai non plus qu'il s'agit uniquement d'un face-à-face entre patronat soucieux de ses gains et salariés, employés ou fonctionnaires en quête d'un mieux-vivre. Ces catégories de la population sont naturellement condamnées à vivre ensemble : les uns n'existent pas sans les autres. À travers l'histoire des luttes ouvrières ici et là, les deux parties ont appris à composer vaille que vaille pour trouver périodiquement des solutions, toujours imparfaites, à ce conflit sans fin.
La réalité d'aujourd'hui est ailleurs, amère et implacable. Il y a le Libanais lambda face aux chiffres abyssaux des administrations de l'État. La dette publique a largement dépassé les 65 milliards de dollars et la gabegie, pratiquée en toute insolence, n'a jamais été aussi efficace, aussi globale. Un seul chiffre, révélé en plein Conseil des ministres par Boutros Harb, donne le ton : un milliard et demi de dollars, soit presque la moitié du coût de cette fameuse grille des salaires, se volatilisent chaque année au port de Beyrouth. Aucun autre ministre n'a contesté ni dit où vont les sous disparus. Tout le monde le sait, y compris le boucher du coin, mais personne ne bouge.
Des précédents ? Il y en a eu à la pelle : il suffit de se souvenir des échanges d'accusations entre deux ministres – et pas les moindres – du précédent cabinet, preuves écrites brandies face aux caméras, sur les turpitudes et autres coups de poignard dans le Trésor public. Idem lors des débats « électriques » sur la location des barges turques, avec encore des ministres accusant publiquement d'autres ministres de courir derrière les millions des commissions.
Qui en est responsable ? François Bassil s'est fait durement taper sur les doigts pour avoir vaillamment brisé l'omerta et éventé cet immense secret... de Polichinelle. Il s'en tire à bon compte, pas tout à fait encore, avec un semblant d'excuses. D'autres, même dans la presse, n'auraient peut-être pas cette chance. Donc tout rentre dans l'ordre. Fermez le ban... et la bouche.
Ceci dit, il est évident que ces revendications salariales sont largement fondées – sauf pour la pléthore de partisans de tous bords, juste casés pour être payés à ne rien faire – et qu'elles doivent être satisfaites. À condition que ce ne soit pas au prix de décisions populistes, justifiées comme d'habitude par des considérations électorales : une présidentielle, quoique problématique, approche, puis des législatives, même hypothétiques.
À qui et à quoi servirait un projet sur la grille des salaires qui lèverait impôts et taxes pratiquement virtuels impossibles à percevoir, ou qui subtiliserait d'une main experte ce que l'autre, faussement généreuse, a donné ? C'est là où le bât blesse. Tous les experts sont unanimes et mettent en garde. Quels sont les hommes politiques qui vont avoir le courage et surtout la lucidité de les suivre ? Joumblatt, réveil socialiste oblige, a déjà averti qu'il ne donnerait pas son aval en votant la loi dans de telles conditions. Qu'en sera-t-il de ses collègues et lesquels ?
Dès ce matin, le Parlement est appelé à se prononcer. Le choix des députés, si la sagesse ne prévaut pas, mènerait à une alternative dont les deux termes sont inéluctablement destructeurs : la faillite de l'État ou une révolte populaire.
À la mesure de notre décadence !
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Message a Mr. Abdo Chakhtoura de l’Orient Le Jour Monsieur, Peux sont ceux qui réalisent, malheureusement, l’ampleur de la catastrophe. Nous ne parlons plus, à présent, de quelques milliards de dollars de plus ou de moins. Ce moment est, depuis longtemps, dépassé. Nous nous dirigeons à grand pas vers une catastrophe devant laquelle les débâcles chypriote, grecque, ou espagnole ne seraient en comparaison que de minces faux pas. Et ce n'est, malheureusement pas, les reformes timides et pour la plupart, mal conçues par des parlementaires peu verses en la matière qui vont faire la différence. Si vous ajoutez a ce triste tableau les vacillations d’une Administration désemparée et les faits d’armes des deux blocs politiques qui jouent avec le feu, vous arrivez de la sorte a une mixture au bord de l’explosion, dont le FMI vient de nous prévenir, a juste titre. Je n’en dirai pas plus mais je conseillerais au lecteur désireux d’en savoir plus de lire mon blog a http://www.a-planned-development.blogspot.com et consulter en particulier les tableaux sept et huit qui indiquent précisément ou nous en serons dans cinq, dix, et vingt ans, en dépit de notre future accession, a la manne du pétrole et du gaz.
George Sabat
18 h 50, le 13 mai 2014