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Nos Lecteurs ont la Parole - Par Youssef MOUAWAD

L’histoire au marteau

...Et les historiens au gourdin !
Le regretté Jawad Boulos n'appréciait guère l'histoire telle qu'envisagée par feu Kamal Salibi. Pour lui, il n'y avait qu'un maître à imiter, et c'était René Grousset qui avait présenté l'épisode des croisades sur le mode d'une fresque glorieuse. Et de fait, l'histoire héroïque, celle des dynasties, des batailles et des roulements de tambour, a toujours eu ses partisans comme ses détracteurs.
Cependant, l'histoire reste une science, humaine certes, pas exacte bien entendu, mais une science. Et en cela, elle est récusable. Toute version historique se constitue en état de péril imminent. Elle ne vit qu'en sursis, le temps d'être révisée par des interprétations ou des recherches plus récentes. Et l'historien digne de ce nom doit se révéler un loup dans la bergerie, un iconoclaste qui va saper les convictions et torpiller les idées reçues. L'histoire n'a pas été écrite une fois pour toutes, et le métier d'historien consiste à déboulonner les idoles statufiées.
L'historien est donc sacrilège et subversif par essence. Néanmoins, son récit exige une continuité, un principe d'explication (Baudrillard, Le Paroxyste indifférent). D'où le dilemme : ladite histoire est-elle supposée éveiller les esprits et distordre le roman national ou, à l'opposé, assurer l'entente civile quitte à perpétuer les illusions ? Car sans mythologie, comment forger un sentiment d'appartenance, comment souder des groupes antagonistes ? Il faut un minimum de fabulation, un dénominateur commun, pour rassembler les « forces vives » d'un pays. Que viennent à manquer certaines pièces du puzzle et certains auteurs se croient obligés de jouer aux faussaires. Dès qu'il y a un hiatus, l'historien-narrateur intervient, comme dans un roman, et son imagination délirante se doit de combler les lacunes. D'où l'instrumentalisation abusive. Tenez, l'irrédentisme syrien a, dans un esprit revanchard, donné à la bataille de Mayssaloun (1920) une valeur de repère. Ce ne fut qu'une escarmouche de quelques heures, mais le nationalisme exacerbé a cristallisé autour d'elle tout un imaginaire de résistance, alors qu'elle fut une défaite, et se révéla un sacrifice inutile et gratuit.
Or, seul un peuple mature peut remettre en cause ses héros historiques et ses lieux de mémoire. Prenons pour exemple l'histoire de la principauté maanide si essentielle dans la fondation de la cohabitation druzo-chrétienne, assise du Mont-Liban. Comment remettre en cause la date de 1517-1518 à laquelle l'historien Haïdar al-Chéhabi fait remonter l'émirat des Maan ? Alors qu'en réalité, Fakhreddine Ier n'a pas pu se rendre à Damas pour se soumettre au sultan ottoman pour la raison qu'il était décédé dix ans avant l'événement – à savoir la bataille de Marj Dabiq*. Mais qui oserait l'affirmer au niveau scolaire ? Et, par ailleurs, que penser des historiens qui perpétuent nos légendes libanaises comme la lettre de saint Louis ou le fait que Fakhreddine II ait été élevé à Ballouneh ?
Historien libanais, tu es né coincé. Tu t'es trouvé, dès le départ, dans une impasse : ou bien tu justifies le passé légendaire (de ta communauté) ou bien tu portes la dissension scientifique dans le saint des saints, quitte à occasionner des remous ou des tsunamis. Un historien, s'il fait honnêtement son travail, est nécessairement révisionniste, puisque les collègues qui l'ont précédé n'auront fait qu'élaguer. Mais doit-on, pour autant, le condamner s'il choisit la quiétude intellectuelle en tablant sur le rôle intégrateur de la tradition reçue ?
Faut-il alors deux niveaux de rédaction : une histoire faite d'un amalgame de vérités et de contre-vérités (manuels scolaires pour assurer l'unité nationale coûte que coûte) parallèlement à une histoire novatrice et sérieuse confinée à la recherche et à l'université ?

*Pour ce qui est de l'émirat imaginaire des Maan, consulter K.S. Salibi (« The Secret of the House of Ma'n ») et Abdul-Rahim Abu Husayn (« The Korkmaz Question »).

...Et les historiens au gourdin !Le regretté Jawad Boulos n'appréciait guère l'histoire telle qu'envisagée par feu Kamal Salibi. Pour lui, il n'y avait qu'un maître à imiter, et c'était René Grousset qui avait présenté l'épisode des croisades sur le mode d'une fresque glorieuse. Et de fait, l'histoire héroïque, celle des dynasties, des batailles et des roulements de...

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