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Nos Lecteurs ont la Parole - Ghassan OSMAT, LL.B

De la sociologie des événements liés au scandale de la skieuse nue

Au-delà du discours politique quotidien, l'événement qu'aura constitué l'affaire Jackie Chamoun nous place devant une dimension nouvelle de la « crise d'État » libanaise, une crise qui atteint son paroxysme depuis la fin de la guerre civile. Une skieuse professionnelle libanaise qui a posé topless pour un photographe international s'est rapidement excusée à partir de Sotchi d'avoir ignoré les sensibilités conservatrices de la société qu'elle représente. L'incident a rapidement pris une ampleur nationale et le ministre de la Jeunesse et du Sport a ordonné une enquête, qualifiant les photographies de choquantes. Rapidement, un nombre croissant de personnes se mobilisent sur les médias sociaux pour commenter, débattre, critiquer.
Si nous attendions un enchaînement original d'événements, dans un pays déchiré par les forces qui le manipulent, en voila un. Il représente un type de débat indigène, davantage de l'ordre du spectacle obscène, dans une société en transition stagnante vers la modernité. Bien que je ne veuille pas réduire le photoshoot de Mlle Chamoun à la dimension des comportements de Myriam Klink ou Lara Kay, le phénomène le mieux incarné par ces figures place le Libanais devant des interrogations qui touchent aux mœurs même de la société plutôt qu'aux enjeux nationaux périodiques.
Cet ordre nouveau, aux paradigmes différents, est le fruit d'une démocratisation du débat, facilité par le journalisme d'investigation post-2005, les médias sociaux et l'échange rapide d'informations. Il est également lié aux paradigmes différents, dans la mesure des repositionnements qu'il a engendrés dans l'opinion publique. Traditionnellement partisanes, les opinions sur l'affaire Jackie Chamoun sont de véritables positionnements sociétaux, ceux dont on devrait être en train de délibérer normalement. Transcendant la topographie communautaire du pays, ce réalignement spontané de milliers de Libanais fait fi de la réalité des « princes » et souligne deux questions centrales. La première, évidente, à laquelle répond toute opinion sur ce scandale : les valeurs fondamentales de la nation libanaise relèvent-elles des libertés individuelles ou d'une conservation de l'ordre hégémonique de la tradition ?
Les plus notables sont au nombre de trois : le support total à la skieuse dans son droit de disposer de son corps, sans remise en cause du droit des journalistes de la New TV de mener leur enquête. J'y adhère totalement. D'autres ont critiqué la chaîne. Enfin, nombreux sont ceux qui, pour des raisons d'honneur, refusaient qu'elle représente son pays à ces JO. Une crise constitutionnelle ayant surgi, pourquoi ne pas lui donner forme ?
La deuxième question, plus subtile mais déterminante pour la permanence de tout État, est celle de la remise en cause du rôle des clergés dans la politique libanaise et le système d'alliance qui leur a préservé leurs privilèges dans un État-nation post-industriel. Un complot entre la bourgeoisie libérale et les notables pour protéger la place des Églises dans les organes de decision making allait se défaire. Le clergé de tous horizons confessionnels s'opposa à une «image» libérale du Liban, chérie par une grande partie de la petite et de la moyenne bourgeoisie. Pour la première fois, la gauche radicale, d'habitude motrice des contestations sociales, était dépassée à la fois à l'échelle des valeurs (par exemple les féministes radicales se réserveront de protéger une complice du sexisme) qu'à l'échelle des effectifs. En effet, la skieuse a réussi à reléguer loin derrière elle Hanna Gharib. La page de Jackie sur Facebook obtient 22000 likes en 24 heures, alors que le syndicaliste ne récolte que 6000 signatures en six mois de campagne.
La bourgeoisie libérale, inconsciente de ses intérêts de classe, s'est enflammée contre la position de l'État. La polarisation, d'habitude communautaire, est sur ce scandale précisément un débat populaire (libéral / conservateur) qui a touché la sphère publique libanaise, entre autres le phalangiste Samy Gemayel qui s'est paradoxalement érigé en défenseur de Jackie.
La contestation n'ira sans doute pas plus loin, mais elle sert à nous montrer l'incommensurabilité axiologique entre la petite bourgeoisie libérale, d'un côté, et l'ancien conservatisme clérical, de l'autre. L'opportunité que nous procure (involontairement) la championne libanaise de délibérer sur des questions de droits fondamentaux devrait nous permettre, sinon de nous approprier le débat et de le transformer, de nous éveiller sur une contradiction déterminante de l'avenir de notre société. Les événements nous révèlent en somme la double réalité du Liban contemporain : une société où les dynamiques sectaires de la lutte pour le pouvoir divergent des dynamiques du conflit social et de valeurs. Nous n'avons plus à attendre les conditions de réalisation de ce débat, elles sont là. Il faut maintenant oser.

Ghassan OSMAT, LL.B
Montréal – CANADA

Au-delà du discours politique quotidien, l'événement qu'aura constitué l'affaire Jackie Chamoun nous place devant une dimension nouvelle de la « crise d'État » libanaise, une crise qui atteint son paroxysme depuis la fin de la guerre civile. Une skieuse professionnelle libanaise qui a posé topless pour un photographe international s'est rapidement excusée à partir de Sotchi d'avoir...

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