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Du sable dans les mobiles

Un crime extraordinaire devant une justice de haute exception : deux titanesques entreprises, deux contradictoires modèles d'acharnement à la tâche, véritables travaux d'Hercule et aussi patients labeurs de fourmis; deux singuliers étalages de professionnalisme disséqués, jusque dans leurs plus infimes détails, devant nos yeux ébahis. Tel est le sentiment qui se sera imposé avec force à quiconque a suivi en direct, à la télévision, les deux premières journées du procès Hariri. Et revécu, à la faveur de cette saisissante reconstitution, le séisme du 14 février de 2005, de même que l'infernal processus qui y a conduit.

Science sans conscience n'est que ruine de l'âme, soutenait déjà Rabelais, en des temps où assassins et terroristes ne disposaient ni d'explosifs ni d'avions transformés en bombes anti-gratte-ciel, d'armes à feu équipées de silencieux ou d'autres merveilles de technologie devenus aujourd'hui de banals outils de la vie quotidienne, tel le téléphone mobile. Tout aussi dévastateur cependant pour les virtuoses du crime peut s'avérer un excès de confiance dans leur sinistre savoir-faire, comme dans l'efficacité – et la pérennité – de leurs complicités et protections, locales et régionales.

À travers mille ruses et falsifications de pièces d'identité, les tueurs de Rafic Hariri croyaient ainsi s'être assuré un dense, indécelable et indéchiffrable réseau de communications téléphoniques pour surveiller, suivre à la trace durant plus de quatre mois et, pour finir, mettre à mort leur proie. C'est ce même circuit en vase clos que parvenait pourtant à repérer et décortiquer, en passant au crible des milliards de données, un jeune et brillant officier informaticien, quitte à payer de sa vie une découverte en tout point décisive.

Ce n'était pas là d'ailleurs le seul grain de sable venu gripper une machine de mort qui se voulait parfaite. C'est dans un marché d'occasion de la ville de Tripoli que les auteurs de l'attentat, désignés comme membres ou sympathisants du Hezbollah, ont délibérément, ostensiblement acquis la la camionnette fatale; ils ont eu recours, en outre, aux services d'un candidat au suicide pour piloter l'engin, et ont monté de toutes pièces, sur bande vidéo, une revendication jihadiste de l'attentat. Non contents de brouiller les pistes, ils croyaient faire incriminer la frange extrémiste du sunnisme. Mais au vu de l'acte d'accusation, ces terroristes n'auront fait en réalité que rappeler aux esprits deux sombres faits : le suicide n'a jamais été l'apanage exclusif d'une quelconque communauté ; et c'est un art consommé de la manipulation que possède plus d'un service de renseignements. Les actuels événements de Syrie, où la montée en puissance des takfiristes sert à souhait la cause du tyrannique régime baassiste, en sont une sidérante illustration.

Ces premières séances du Tribunal spécial pour le Liban ne sont, c'est vrai, qu'un pas sur une route que l'on sait bien longue. Mais c'est tout de même un pas de géant. Si les exécutants de l'attentat contre Rafic Hariri sont désormais bien connus, il reste certes à en identifier les commanditaires. Des maillons essentiels ont sauté en effet dans la chaîne de commandement, des généraux ont été suicidés ou assassinés en Syrie et le chef des militaires du Hezbollah a péri dans un attentat à la bombe dans un des quartiers les plus sécurisés de Damas.

Il n'en reste pas moins que dans cette épreuve marathonienne, c'est du moins la justice qui emporte, haut la main, la première manche. La science et la persévérance des enquêteurs internationaux ont eu raison de la monstrueuse imagination des assassins : exploit d'autant plus remarquable que la scène de crime avait été criminellement nettoyée au bulldozer (mais pas complètement, fort heureusement) par des responsables sécuritaires de l'époque, dont le manque de scrupules n'avait d'égal en somme que la médiocrité professionnelle.

Protéger les meurtriers, c'est ajouter le crime au crime, affirmait hier matin Saad Hariri ; le soir même pourtant, il se disait disposé à cohabiter avec le Hezbollah au sein d'un même gouvernement, et cela par souci de stabilité. Que l'on approuve ou non, cela a pour nom réalisme, et le tribunal de La Haye n'a évidemment rien à y voir. On saura gré tout de même à ce dernier d'avoir largement ouvert ses portes aux représentants des familles des simples citoyens fauchés par la terrible explosion du 14 février 2005. C'était bien le moins que l'on devait à ces laissés-pour-compte, ces
dommages collatéraux, dont les cris se perdent invariablement dans le tumulte des vociférations politiques.

Issa Goraieb
igor@lorient-lejour.com.lb

Un crime extraordinaire devant une justice de haute exception : deux titanesques entreprises, deux contradictoires modèles d'acharnement à la tâche, véritables travaux d'Hercule et aussi patients labeurs de fourmis; deux singuliers étalages de professionnalisme disséqués, jusque dans leurs plus infimes détails, devant nos yeux ébahis. Tel est le sentiment qui se sera imposé avec force...