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À La Une - L'Orient Littéraire

Syrie, prélude au pire

Écrivain et journaliste à Libération, Jean-Pierre Perrin met entre nos mains la longue lettre qu’il a adressée à Samir Kassir, « cet ami assassiné » qui « avait prophétisé que la démocratie dans le monde arabe ne se ferait pas sans “printemps” à Damas ». Il lui raconte ce qui est advenu en Syrie depuis sa mort en juin 2005.

D.R

 

Le récit commence par une visite à la ville de Homs et au quartier de Bab Amro auquel on ne peut plus accéder que par un boyau, une canalisation en béton qui devait servir à évacuer un trop-plein d’eau. Accompagné de plusieurs journalistes dont Mary Colvin du Sunday Times qui sera tuée quelques jours plus tard, Perrin fait de ce quartier une description qui remet en mémoire nos « lignes de démarcation », avec toutefois deux différences de taille : la première est que le quartier est totalement encerclé et soumis à des bombardements aériens, et la seconde est qu’il n’y a pas de périodes d’accalmie. Il résume la tragédie dont il est le témoin par une formule, « un quartier contre une armée », une armée qui cherche à le châtier pour avoir été le cœur de la révolution.

 

Après Homs, Perrin se rend à Alep où la guerre des rues a atteint la ville ancienne, « l’une des plus belles d’Orient », circule dans les zones libérées et prend note de « l’irrésistible montée en puissance des islamistes », tout en estimant « naturel que l’insurrection ait pris cette coloration, tout comme il était dans l’ordre des choses que le catholicisme imprégnât la révolte des sidérurgistes polonais et le bouddhisme les rêves d’indépendance des Tibétains ».

 

Mais cette montée de l’islam politique, et Perrin cite ici Samir Kassir, « ne saurait être, même si elle résulte d’abord du déficit démocratique, une réponse à l’impasse des États et des sociétés arabes ». La révolte non violente d’un peuple contre une dictature ayant glissé vers une insurrection armée, il était inévitable que les groupes islamistes du monde entier y convergent. « Ce n’est donc plus une seule guerre qui se déroule aujourd’hui en Syrie, mais trois, quatre, dix : entre le régime et l’opposition, entre l’opposition modérée et les islamistes les plus radicaux, entre jihadistes sunnites et chiites, entre jihadistes et Kurdes, au sein même des groupes jihadistes… Et tous ces conflits sont supervisés par les pays qui les appuient, leur permettant de se livrer des guerres par procuration. »

 

Perrin met en évidence la responsabilité de l’Occident dans le drame que vit la Syrie et dénonce la complaisance dont a longtemps bénéficié ce régime.

 

Il rappelle les concessions faites par la France, notamment après l’assassinat en 1981 de l’ambassadeur Louis Delamare, et la visite de François Mitterrand à Damas, une « visite à Canossa » qui n’empêchera pas la Syrie de poursuivre sa campagne terroriste avec l’attentat du 23 octobre 1983 qui a couté la vie à 58 parachutistes français, l’enlèvement et la mort du chercheur Michel Seurat, l’assassinat de l’attaché militaire français… L’assassinat de Rafic Hariri, en 2005, donne un coup d’arrêt à cette politique, mais pas pour très longtemps. Le 14 juillet 2008, Bachar el-Assad est sur les Champs-Élysées, assistant aux côtés de Nicolas Sarkozy au traditionnel défilé de la fête nationale.

 

Perrin remet en mémoire la relation de Roland Dumas, ancien ministre des Affaires étrangères, avec Nahed Tlass, la fille du ministre syrien de la Défense, Moustapha Tlass. Il rappelle également les relations entretenues par Claude Guéant avec Assef Chawkat, le beau-frère de Bachar el-Assad, tué dans un attentat.

 

Et cette complaisance occidentale face à la Syrie est aussi le fait des États-Unis qui, rappelle-t-il, ont « sous-traité » la torture avec le régime syrien. « Après le 11-Septembre, écrit-il, la CIA a donné des prisonniers à torturer, je dis bien à torturer, aux bourreaux syriens parce que leur savoir-faire, c’est-à-dire leur cruauté, était sans égal. Ce programme de sous-traitance de la torture est connu sous le nom de “Extraordinary Renditions”. »

 

Sur la pratique de la torture, Perrin trace un tableau terrifiant. « On torture, écrit-il, dans tout le monde arabe… Mais la spécificité syrienne (…), c’est que la torture ne sert pas seulement à arracher des informations. On torture pour terroriser, pour briser les corps et détruire les âmes, pour estropier, pour mutiler, pour rendre fou, pour tuer. Par vengeance aussi. Et on torture par goût pour la torture, comme si c’était un peu une gourmandise ou une pratique sexuelle. » Il cite sur ce sujet La Coquille, une œuvre magistrale sur la torture écrite par l’écrivain Moustapha Khalifeh qui a passé 13 ans dans les geôles du Baas.

 

Perrin revient sur les lieux du « premier crime », à Hama, où, 30 ans après, les gens continuent d’avoir peur. Personne ne veut parler. Seul un vieil habitant qui a perdu 17 membres de sa famille accepte de se souvenir de « ces massacres à faire pleurer les pierres si elles le pouvaient ». Il reprend le concept d’« urbicide » pour qualifier cette haine de l’urbanité qui conduit à la destruction systématique des grandes villes.

 

Le livre est parcouru par une interrogation à laquelle il est difficile de donner une réponse. Comment un pays qui a vu naître le premier « printemps arabe » en 2000 peut-il sombrer à ce point dans l’autodestruction ? Comment les açabiyyat, ces solidarités de corps, de clan, de quartier, de religion qui « se construisent contre l’autre, contre l’urbanité, contre l’universel », ont-elles repris vie et force avec cette facilité ? Il cite, à ce sujet, Antoine Courban qui analyse la double dilution que ces açabiyyat provoquent : « Dans un premier temps, dit-il, elles diluent toute personne au statut de simple composante d’un groupe conçu comme un tout et réduisent, dans un second temps, le groupe lui-même à un seul individu, le chef… » À partir de là, tout devient effectivement possible.

 

Au terme de sa longue lettre à Samir Kassir, Perrin arrive à la conclusion que les horreurs en Syrie reflètent le « pourrissement du monde », une situation, dit-il, que le monde a connue avec la guerre d’Espagne. Avec un parti, le Baas, qui est un « avatar oriental du fascisme européen », « la déclinaison arabe de cette radicalité extrême qui avait foudroyé une large partie de l’Europe », et les « Brigades internationales », faites de combattants du Hezbollah, des milices chiites d’Irak, des pasdarans et des jihadistes sunnites venus du monde entier, la comparaison devient évidente.

 

Et si la guerre d’Espagne a annoncé la Seconde Guerre mondiale, la tragédie syrienne, elle, pourrait ouvrir la voie à une guerre civile qui s’étendrait au monde arabo-musulman.

 

Jean-Pierre Perrin au Salon du livre

 

Rencontre autour de La mort est ma servante le 7 novembre à 17h (Agora)/ Signature à 18h (el-Bourj).

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