À en perdre le Nord

Dire et redire que le blocage est total, que la désintégration des institutions suit son bonhomme de chemin et que le processus de décomposition se fait dans l’indifférence générale équivaudrait à asséner des lapalissades que plus personne ne veut entendre.
La soumission aux faits accomplis est telle que les anomalies sont rapidement banalisées et que les menaces qui frappent aux portes sont automatiquement perçues comme une fatalité. Et c’est ainsi que les catastrophes s’accumulent, que la paralysie gouvernementale est quasiment institutionnalisée, que les promesses de jours meilleurs s’évaporent et que les plus misérables des misérables se jettent à l’eau et s’y noient à mille lieues de la terre qui les a trahis.
Par delà les vicissitudes et frustrations d’un triste quotidien, la récente tragédie des boat people du Akkar résume en quelque sorte l’incurie d’un État qui a tourné le dos aux urgences et détourné son regard d’une détresse qui ne réussit même pas à tenailler sa conscience.
Après avoir longtemps délaissé le Liban-Sud, abandonné au fil des ans à des féodalités moyenâgeuses avant que les milices chiites puis le Hezbollah ne prennent les choses en main, l’État a fait subir au Liban-Nord la même quarantaine, celle qui, aujourd’hui, produit des jihadistes et autres barbus et pousse les « rescapés » sur les routes de l’exil.
Les pouvoirs successifs pourront toujours alléguer que les guerres successives les ont menottés et empêché d’assumer leurs obligations. Il reste que cette absence étatique, le Hezbollah a largement réussi à la compenser au Liban- Sud aidé en cela très généreusement par l’Iran, par les expatriés chiites en Afrique mais aussi, ne l’oublions pas, par l’Arabie saoudite et le Qatar, hier placés sur des piédestaux, aujourd’hui voués aux gémonies. De la « victoire divine » en juillet 2006 à la guerre en cours en Syrie beaucoup d’eau, en effet, aura coulé sous les ponts...
Au Liban-Nord, par contre, rien, entre-temps, n’a été pratiquement fait et les aides à cette partie sinistrée du pays ne se sont manifestées que lors des élections législatives, les candidats et personnalités bien nanties de la région étant manifestement plus soucieux de grappiller quelques voix supplémentaires que d’assurer le bien-être de la population. Ni projets de développement, ni réhabilitation des infrastructures, ni efforts soutenus au niveau de l’éducation. Le résultat ne pouvait en être que davantage de misère et de fanatisme communautaire...
Quant aux pays du Golfe, ces étranges monarchies qui n’ont pas lésiné sur les aides à accorder au Hezbollah à l’époque où celui-ci n’était encore que Résistance, elles ont brillé par leur absence alors que quelque petits milliards de dollars intelligemment placés dans des projets de développement à Tripoli ou au Akkar auraient permis d’inverser le cours des choses.
C’est évidemment à en perdre le nord, sans jeu de mots, mais le résultat est là dans toute sa cruauté : misère accrue et désaffection grandissante vis-à-vis du pouvoir central. Les excités du jihad en profitent bien entendu ainsi que les racailles qui exploitent la détresse humaine et balancent des centaines de pauvres hères dans les bateaux de la mort.
Après avoir récupéré le Sud, l’État est-il donc en train de perdre le Nord ?