Né en 1940, notre ami Régis Debray a maintenant l’âge nécessaire pour vitupérer le temps présent et nous faire un éloge de la nostalgie. Comme il a beaucoup de talent et qu’il est un vrai écrivain, cela nous donne ce petit ouvrage réjouissant qui non seulement devrait être lu, mais surtout parlé, parce que ce que l’on entend avant tout, c’est sa voix inimitable.
Se posant d’abord en Candide, il raconte ses tentatives de devenir moderne et son irréfutable échec : « Comme si, chacune des années qui séparaient ces deux stades de l’évolution humaine (avec en cours de route, l’élimination du plus inapte) comptant pour dix, le XIXe siècle analogique, qui était son siècle, et le XXIe siècle numérique, son exil, n’avaient plus rien à se dire. » Finalement, son psychiatre diagnostique « un cas atypique de nostalgie ». Ainsi armé, il condamne le culte de la jeunesse, ruse des anciens pour la maintenir en état de relégation économique et sociale : « Si j’avais vingt ans aujourd’hui, je me méfierais de ces gérontes rock and roll qui poussent l’amour de la branchitude jusqu’à la chirurgie esthétique et l’ablation du vocabulaire. » Il dénonce une certaine imposture : « Entre M. Stéphane Hessel, nonagénaire sans allégeance, et la jolie demoiselle Le Pen élue au suffrage universel, de quel côté placer la jeunesse du monde. » Le jeunisme est le troisième larron du racisme et de l’antisémitisme.
Ce que cache l’apologie de la jeunesse et du présent, c’est « le symptôme d’une destruction des liens qui ont uni jusqu’à ce matin le regret de ce qu’il y eut de grand dans le passé – et même ce qui manqua de l’être – au désir de le faire advenir dans un futur proche ».
Certes il y a des bonnes et des mauvaises nostalgies, mais cela dépend avant tout de la qualité de la personne : « On peut tout faire avec de grandes ombres : une armée si on s’appelle Jean Moulin, et un musée Grévin si on est un petit malin. Les chevaliers Bayard qui aidèrent les résistants à faire sauter les trains blindés peuvent aussi alimenter nos jeux vidéo et notre heroic fantasy. »
Le passé n’est pas exactement le patrimoine. La volonté d’aujourd’hui de tout conserver pour ne rien perdre est analogue à la course au n’importe quoi pourvu que cela soit nouveau.
Le présent, c’est l’urgence facilitée par la technologie : « Nous sommes tous volages, inconstants, stressés et morcelés, domptés par nos machines à dompter l’espace et le temps. » Il en résulte que « la première victime de notre abandon aux flux, au détriment des stocks, c’est le sentiment de la perte et celui de la dette, de la filiation et de l’institution (qui fait la chaîne entre les deux âges) ».
Le passé est source d’action : « Les traders ont une dette insoupçonnée envers Pierre Bourdieu et les sociologues qui ont fait d’héritier un gros mot, des humanités classiques un signe de distinction et de Jeanne à Vaucouleurs un chromo pour frontiste à front bas. »
La culture, la langue est un passé qui ne passe pas, contrairement à l’obsolescence rapide des objets de la technologie : « Le tracteur est indifférent à la charrue ; mais nous dialoguons avec Ronsard ou Pascal ou Labiche parce que nous avons le même truchement, parlons la même langue et que le français, comme le chinois ou l’anglais, n’a pas changé fondamentalement de lexique et de grammaire au cours des derniers siècles. Ma langue, ce passé qui ne passe pas, est un présent monté en boucle, mon iPad est un présent fascinant mais qui sera demain passé, et que hante déjà sa future obsolescence. »
On pourrait ainsi multiplier le plaisir des citations. Ce livre est un double bonheur, d’écriture et de lecture, mais en même temps il est un salutaire rappel à l’ordre.
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Se posant...
commentaires (2)
Et on ne va tout de même pas lui ressortir Che Guevara !
Antoine-Serge KARAMAOUN
10 h 58, le 03 juin 2013