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À La Une - L'Orient Littéraire

Du mariage civil à la république civile

D.R

L’ouvrage de Talal al-Husseini sur le mariage civil aurait pu se lire comme le récit d’un combat juridique et d’une victoire au Liban du droit, de l’État, de la citoyenneté et des jeunes générations avides de liberté et d’égalité, si la densité du propos, la rigueur de l’écriture, l’étendue de l’enquête historique ne donnaient à ce livre mince une tout autre ampleur. L’argumentation déployée ici a servi de fondement juridique au premier mariage civil contracté entre deux Libanais sur le sol de leur patrie en 2012, et le ministre de la Justice, après avis positif de la haute instance consultative de son ministère (11/2/2013), a confirmé la validité d’un tel contrat entre citoyens libanais n’appartenant pas à une communauté de statut personnel. Le ministre de l’Intérieur à qui il ne revenait pas de se prononcer sur la légalité ou non-légalité d’un tel acte, surtout après avoir sollicité la même institution et reçu le même avis, a fini par signer l’enregistrement du premier mariage contracté (25/4/2013), mais non sans quelque confusion et contradictions dans les termes. Quand une guerre est gagnée, il faut encore la gagner, disait un stratège.

 

À l’heure où la distance va grandissant au Liban, pour ne pas mentionner l’ailleurs arabe, entre théorie et perspectives de réformes éclairées, d’une part, et pratiques politiciennes décadentes, obscurantistes et sectaires, de l’autre, la contribution de Talal al-Husseini ouvre, pour les partisans du renouveau, une brèche et montre, pour les réprobateurs d’un ordre apparemment muré et soumis aux forces du fait accompli, un chemin. On peut voir aussi comment la précision de l’argumentation, l’attention portée aux textes législatifs reliés à leur arrière-plan historique, les liens tissés entre points de détail et tableaux d’ensemble, entre lois et histoire, le soin donné au langage comme moyen d’expression concis et exigeant et comme objet d’étude… ont fait du mariage civil sur le sol libanais, pour personnes ayant rayé des registres d’état-civil leur appartenance à une communauté, une thèse que nulle personne de bon sens et de droite intention ne peut refuser. L’auteur justifie son recours à « des connaissances linguistiques, logiques et historiques » par la nécessité de contrecarrer une « mentalité communautaire bien ancrée ». Dans sa préface, il ramasse son plaidoyer (et résume son livre) en huit propositions raisonnées, denses, nettes, adroitement articulées et très difficiles à réfuter.

Le droit au mariage civil, le Libanais le puise dans le préambule de la Constitution qui stipule dans son point (b) que le Liban est « engagé (multazim)… par la Déclaration universelle des droits de l’homme ». Celle-ci, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 10/12/1948, affirme dans son article 16 : « 1. À partir de l’âge nubile, l’homme et la femme, sans aucune restriction quant à la race, la nationalité ou la religion, ont le droit de se marier et de fonder une famille. Ils ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution. 2. Le mariage ne peut être conclu qu’avec le libre et plein consentement des futurs époux. 3. La famille est l’élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l’État. » Il le trouve dans les articles 7 et 9 de cette même Constitution qui ont trait à l’égalité de tous devant la loi et à « la liberté de conscience… absolue » des citoyens. Il y est conforté par le code de procédure civile (art. 4) qui rend le juge « coupable de déni de justice » s’il s’abstient de faire régner le droit « sous prétexte du silence, de l’obscurité ou de l’insuffisance de la loi ».

 

Spécifiquement, ce droit se trouve inscrit dans l’arrêté législatif no 60 L. R. du 13 mars 1936 (modifié par les arrêtés 146 L. R. du 18 novembre 1938 et 53 L.R. du 30 mars 1939) promulgué par le comte Damien de Martel, haut-commissaire de la République française, puissance mandataire en vertu du pacte de la Société des nations (signé à Versailles le 28/7/1919) en application de la Charte du mandat (ratifiée par la SDN le 24/7/1922). Husseini, utilisant bien des travaux dont les recherches de Rabbath, mais aussi les archives de Nantes (hommage soit rendu ici à Nadine Méouchi, initiatrice), marque le bien-fondé légal de cet arrêté et en éclaire les intentions par les acteurs politiques de l’époque à Paris et Genève (Aristide Briand, Albert Sarraut, Robert de Caix…) comme à Beyrouth (Gennardi, inspecteur général des waqfs, Kieffer, Mazas…).

 

À coté des communautés « à statut personnel » ou « communautés historiques » reconnues légalement sous des conditions énoncées dans l’article premier et explicitées dans l’article 4 (l’annexe les énumère et les divise en chrétiennes, musulmanes et israélites), l’arrêté ajoute une nouvelle catégorie, « les communautés de droit commun ». Celles-ci « organisent et administrent leurs affaires dans les limites de la législation civile » (art.14). Cette catégorie n’est pas « une simple vue de l’esprit, sans possibilité de liaison avec la réalité concrète », comme l’écrivait Rabbath, pourtant grand connaisseur, car il a toujours existé des communautés non reconnues (yazidis, baha’is, les protestants avant l’arrêté 146 L. R. de 1938…) et des milliers de Libanais inscrits dans les registres comme « sans religion » ou « sans communauté »… Elle n’est pas tributaire d’ « une » loi à venir, mais de « la » législation ou de « la » loi civile, l’article défini ne pouvant prêter à confusion après avoir été prospecté dans ses usages grammaticaux et sémantiques. Il faut voir aussi avec quelle dextérité Husseini fait un usage créatif du principe logique du tiers exclu.

 

Ce que l’arrêté de 1936 consacre, c’est « la reconnaissance de l’existence d’un État et de la souveraineté de sa loi civile, dans les limites de la reconnaissance des communautés et de leurs lois de statuts personnels, ceci et cela dans les limites de la reconnaissance de l’existence d’individus et de leurs droits humains » (p. 53). L’harmonie de ces éléments n’est pas préétablie, mais se trouve être l’objet d’efforts permanents d’ajustement, et « le moment historique » où fut promulguée cette loi est « un moment de gestation dans l’histoire de l’État libanais et du peuple libanais, moment qui se perpétue jusqu’à nos jours ». Dans le mémorandum du 7 juin 1934 qui vise à préparer cet arrêté, Gennardi affirme que la « règle fondamentale » est « la suprématie du pouvoir civil » et écrit : « Cette réforme… doit permettre à toute communauté d’obtenir, sous des conditions à déterminer, sa reconnaissance légale, et à tout individu de se soustraire à une loi confessionnelle dans les matières relatives à son statut personnel. »

 

Plaidoyer pour une cause bien limitée et soucieux de son succès, l’essai sur le mariage civil multiplie ses recoins, annonce d’autres combats à venir et met le doigt sur nombre de questions à traiter. Chemin faisant, il ne finit pas de marquer ses prestations théoriques : réévaluation de pans importants de l’action mandataire, polémique muette contre un laïcisme paresseux et stérile, multidisciplinarité et bons usages de deux cultures… Mais le principal message demeure l’attachement au « projet libanais », « projet d’un peuple qui mérite la souveraineté dans un État qui lui appartient ».

L’ouvrage de Talal al-Husseini sur le mariage civil aurait pu se lire comme le récit d’un combat juridique et d’une victoire au Liban du droit, de l’État, de la citoyenneté et des jeunes générations avides de liberté et d’égalité, si la densité du propos, la rigueur de l’écriture, l’étendue de l’enquête historique ne donnaient à ce livre mince une tout autre ampleur....

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