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Nos Lecteurs ont la Parole - Les échos de l’agora

Berytus nutrix legum

À l’occasion de la célébration du centenaire de sa faculté de droit, le 18 avril dernier, l’Université Saint-Joseph de Beyrouth a annoncé la création de l’Académie « Berytus Nutrix Legum » qui décernera un prix international prestigieux tous les deux ans.
« Beyrouth nourricière des lois », un titre glorieux dont cette grande cité peut s’enorgueillir grâce à son ancienne École de droit, une des plus importantes du monde antique jusqu’à la destruction de la ville et de toute la côte libanaise, de Tripoli à Tyr, sous l’empereur Justinien, par les tremblements de terre et le raz-de-marée du 9 juillet 551. Les écoles de droit existaient dans la plupart des grandes villes de l’empire romain : Rome, Alexandrie, Athènes, etc. Et pourtant, Justinien les fermera toutes ou presque, et ne gardera que celles de Constantinople et de Beyrouth. Cette dernière dépassait celle de la capitale impériale en ancienneté et en prestige académique. Mais pourquoi donc Beyrouth? Pourquoi pas les grandes métropoles du diocèse civil d’Orient : Antioche, Laodicée, Tyr ou Césarée, voire Alexandrie, siège du préfet Augustal ? Qu’est-ce qui pouvait conférer à ce cap rocheux au milieu des mers le titre si honoré de « ville mère » parce que « nourricière des lois » (Berytus Nutrix Legum).
On pourrait invoquer plusieurs facteurs en faveur de Beyrouth. Il y a certes l’emplacement géographique qui fait d’elle un carrefour des routes maritimes et terrestres ainsi qu’une plate-forme naturelle d’échange. Mais il y a surtout deux traits fondamentaux : culturel et académique.
Alors que toutes les villes de la Méditerranée orientale étaient de culture hellénistique bilingue où dominaient le grec (koïnè) aux côtés de l’araméen et/ou d’autres idiomes vernaculaires, seule Beyrouth se distinguait par son polyglottisme trilingue où, parallèlement au grec et au syro-araméen, le latin était largement pratiqué. Le rhéteur Libanios, éminent professeur de rhétorique à Antioche, était plein d’admiration à l’égard de Beyrouth pour la qualité de son enseignement juridique. Il ne cessait de conseiller à ses élèves d’aller à Beyrouth s’ils voulaient se former dans les disciplines du droit. Le témoignage de Libanios est d’autant plus important qu’il émane d’un érudit qui n’avait pas grand égard pour la langue latine et qui, pour cela, n’aimait pas beaucoup le climat culturel de Beyrouth où, justement, cette langue était largement répandue à cause de la vénérable École de droit. Mais un fait est là, Beyrouth était un point de rencontre et de vivre-ensemble des trois langues de la Méditerranée : le grec, le syro-araméen et le latin. Cela aurait-il imprégné, de manière inconsciente, les peuples de la côte libanaise d’une prédisposition particulière au polyglottisme ?
Mais il y avait plus encore à Beyrouth, il y avait la qualité de l’enseignement et le niveau académique de grande valeur, toutes choses reconnues par les auteurs de l’antiquité. Certes, les maîtres de Beyrouth se distinguaient par une rare habileté dans l’art de disséquer un problème juridique donné afin d’en dégager tous les aspects, selon un ordonnancement rigoureux, et d’en tirer les motifs essentiels permettant de prendre une décision idoine, fondée en droit et en raison. Cependant et au-delà de la maîtrise habile de la méthodologie et de la rhétorique juridiques, il y avait surtout le haut niveau de la spéculation intellectuelle. Les grands « docteurs œcuméniques » de Beyrouth étaient passés maîtres dans l’art du raisonnement et ses moindres subtilités. L’analogie et l’induction n’avaient aucun secret pour eux. Leur mise en jeu articulée les guidait vers la déduction qui leur permettait d’évoluer aisément du particulier au général. L’étendue de leur érudition, l’ampleur de leur culture, leur concision et leur rigueur académique balisaient le chemin de leur pensée vers la résolution de principe à partir du cas particulier.
Vu sa renommée et sa qualité, « seule Beyrouth sera choisie comme dépôt des constitutions impériales » (E. Bejjani). En 527 et 534, sous les ordres de l’empereur Justinien, fut achevé en latin le fameux Digeste, ou corps du droit civil, compilé et rédigé par une commission de onze « docteurs œcuméniques ». Ces derniers prirent un soin particulier à ordonner leurs sources en trois grandes catégories, suivant en cela les usages académiques des programmes de l’École de Beryte. C’est en 900, sous Léon le Sage, que la version grecque du Digeste, ou Basilica, fut publiée afin d’en rendre l’usage plus aisé aux juristes byzantins. Et c’est au XIIe siècle seulement que l’Occident médiéval découvrit son existence et adopta le droit romain. Sûr de la pérennité de son corpus, Justinien avait abrogé tous les textes antérieurs et interdit tout commentaire du Digeste « clair comme l’eau de roche ».
Et c’est ainsi qu’au Ve siècle le poète Nonnos de Pannopolis, grand amoureux de Béryte pour la beauté de son site et son école de droit, écrira : « La discorde qui défait les États ne cessera de compromettre la paix que lorsque Béryte, garante de l’ordre, sera juge de la terre et des mers, lorsqu’elle fortifiera les villes du rempart de ses lois, lorsque, enfin, elle assumera la direction exclusive de toutes les cités du monde. » Tel est vraisemblablement le contenu de ce message au monde qui s’appelle Liban mais que les Libanais ignorent, hélas. C’est la loi qui est le meilleur bouclier des cités et des États, c’est la règle du droit qui garantit une vie paisible que, dans l’antiquité, on appelait « la douceur exquise de l’hellénisme ».
En créant le prix prestigieux « Berytus Nutrix Legum », l’USJ et le Liban rendent ainsi justice à la mémoire de Nonnos. Ils réhabilitent aussi la tradition millénaire de Beyrouth en matière de droit et de lois. Un tel travail de mémoire sera-t-il de nature à promouvoir un meilleur vivre-ensemble et une culture de la paix, à l’ombre paisible de la loi ? Tout dépend des hommes de bonne volonté qui existent encore au Liban, pour autant que leur voix puisse couvrir celle des armes ainsi que les vociférations stridentes de l’Identitaire.
À l’occasion de la célébration du centenaire de sa faculté de droit, le 18 avril dernier, l’Université Saint-Joseph de Beyrouth a annoncé la création de l’Académie « Berytus Nutrix Legum » qui décernera un prix international prestigieux tous les deux ans.« Beyrouth nourricière des lois », un titre glorieux dont cette grande cité peut s’enorgueillir grâce à son...
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