Mais il ne s’agissait là que d’une machine. Si l’on se hasarde à s’engager sur la voie tortueuse de la schématisation et de l’extrapolation poussée jusqu’aux limites du concevable, on pourrait se demander, en se transposant dans la triste réalité actuelle, en quoi, à titre d’exemple, un Bachar el-Assad a des sentiments plus « humains » que HAL 9000. Car pour lâcher quotidiennement son aviation, ses blindés et son artillerie lourde contre son propre peuple et contre les localités de son propre pays, pour prendre froidement la décision de massacrer sauvagement, par milliers, femmes, enfants, adolescents et vieillards, il faudrait avoir dans le cerveau des circuits intégrés à la place des neurones. Et dans le cœur un disque dur plutôt que des cellules humaines...
Cela s’applique tout autant au président Vladimir Poutine qui se laisse aller à sa nostalgie du KGB et qui cherche à se battre jusqu’au dernier Syrien pour relancer le rêve d’un nouvel empire russe en assurant sans relâche un appui politique, diplomatique, militaire, logistique et, sans doute, financier au pouvoir baassiste, ce qui permet au clan Assad de se maintenir en place et de poursuivre sa sinistre et funeste besogne qui sème mort et destruction dans les villages syriens. Quant aux dirigeants des gardiens de la révolution en Iran – autre soutien décisif pour le régime de Damas –, il devient superflu de déplorer leur attitude face au drame vécu par la population syrienne lorsqu’on se rappelle que ce même pouvoir iranien lâchait froidement des centaines d’enfants sur le terrain afin de faire exploser les mines sur les lignes de front avec l’Irak...
Dans cette même logique de realpolitik, il serait malhonnête de ne pas dénoncer également la position de l’administration américaine actuelle qui, à en croire plusieurs responsables de l’opposition syrienne, bloquait jusqu’à récemment, et peut-être même bloque toujours, l’acheminement aux combattants anti-Assad d’équipement militaire ayant une portée qualitative, en l’occurrence des missiles sol-air et un armement antiblindé. C’est dans une certaine mesure cet « embargo » US qui permet aussi à l’armée loyaliste de pouvoir mettre tout le paquet pour écraser sous les bombes toutes les régions syriennes, y compris la capitale, ce qui prolonge de manière inhumaine les souffrances de la population civile.
Le terme « inhumain » revêt, certes, un caractère anachronique lorsque l’on se place sur le terrain de la géopolitique et des intérêts stratégiques des puissances internationales ou régionales. Cela est vrai pour le président Poutine et pour les dirigeants iraniens qui ne s’embarrassent en aucune façon de considérations morales et humaines pour réaliser leurs desseins. À l’instar de HAL 9000... Mais dans le cas des puissances occidentales, et plus particulièrement des États-Unis, le critère des valeurs morales, ou plus précisément le paramètre des droits de l’homme et de la dignité de la personne humaine, ne saurait être occulté ou considéré comme relevant d’un angélisme primaire... Car cela reviendrait à renier les fondements mêmes des sociétés occidentales. Et il ne suffit pas sur ce plan de stigmatiser publiquement l’action sauvage du régime syrien. Ni d’adopter des sanctions aux effets forcément limités. Donner libre cours à la machine de guerre du clan Assad en faisant obstruction à la fourniture d’armes stratégiques à ceux qui luttent pour mettre fin à quatre décennies de tyrannie mafieuse revient à accepter que le monde soit géré par la loi de la jungle, par la seule logique de la force à l’état brut. Comment pourrait-on alors s’indigner que des « fous de Dieu » puissent lancer des avions contre des tours à New York ou mener des attaques terroristes contre des agglomérations urbaines ?
Même si l’on admet le principe de la realpolitik, laisser faire de la sorte le pouvoir syrien en s’abstenant de stopper, d’une façon ou d’une autre, les massacres répétitifs et en retardant (jusqu’à quand ?) l’éviction du tyran sanguinaire, revient à renforcer – on ne le répétera jamais assez – les mouvances jihadistes et à marginaliser les courants modérés, pourtant imprégnés des valeurs dont l’Occident se fait le porte-étendard. Cela revient aussi, par le fait même, à renflouer la thèse de l’alliance des minorités ; une thèse qui constitue, en réalité, la principale menace qui pèse, dans une perspective historique, sur ces mêmes minorités, comme l’a souligné, fort à propos, Samir Geagea, dans son discours de samedi dernier, dans lequel il a démonté implacablement la théorie en question. En s’abstenant de stopper, ne fût-ce que par des moyens indirects, la machine de mort du clan Assad, les États-Unis ne font que laminer, à long terme, les minorités, lesquelles pourraient, pourtant, fort bien représenter des alliés objectifs à l’Occident.
Une telle attitude irrationnelle, du moins en apparence, cache-t-elle une volonté de la part de l’administration US de favoriser paradoxalement – comme certains le craignent – le renforcement des courants extrémistes afin de plonger toute la région dans l’obscurantisme, le sous-développement chronique et les guerres intestines sans fin ? Même si cette politique s’avère quelque part vraie, elle serait de courte vue. Les expériences du Hamas en Israël et des talibans en Afghanistan – soutenus, jadis, respectivement par l’État hébreu pour combattre Yasser Arafat et par Washington pour défaire l’armée soviétique – ont prouvé que de telles mouvances radicales finissent par se retourner contre leur allié objectif conjoncturel, et contre les valeurs qui sont à la base des sociétés démocratiques. Dans cette optique, l’enjeu de la guerre syrienne se situe bel et bien au niveau du système de valeurs humanistes qui devrait régir le monde moderne. N’en déplaise aux nostalgiques de l’époque stalinienne... Et à cet égard, la prochaine visite du pape au Liban devrait fournir l’occasion au Saint-Siège de clarifier sans ambages sa position concernant les perspectives offertes par le printemps arabe. Car en définitive, le Vatican ne peut renier les nobles valeurs qu’il défend et se ranger du côté du tyran contre les légitimes aspirations populaires à la liberté et à la dignité humaine.
Comparer le trinôme diabolique Bachar Hitler-Poutine-Ahmadinéjad à HAL 9000 est une insulte à Kubrick et à son chef d'oeuvre 2001 (sourire).
08 h 59, le 04 septembre 2012