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Liban - Portrait

Zeina Kassem : Hier, Talal, mon fils, aurait eu 19 ans...

Il s’appelait Talal Kassem. Il aurait eu 19 ans le 17 août, s’il n’avait pas été fauché par un bolide devant le Mövenpick, il y a deux ans, alors qu’il était parti pour une promenade à pied. Comme Hector par Achille, le corps de l’adolescent a été traîné durant un moment par le véhicule du jeune étudiant infirmier au volant, tellement pris par sa vitesse de croisière qu’il ne s’est pas rendu compte tout de suite du drame qui venait de se produire.

En quelques minutes, le monde de Zeina Kassem, sa maman, son amie, sa complice, s’est totalement effondré. Ce ne sera plus jamais le même. Elle ne sera plus jamais la même. Le temps de l’innocence s’est irrémédiablement envolé avec Talal, dont le corps, inerte, baignant dans une mare de sang, gît à ses pieds. Il est mort sur le coup. Un cauchemar, le pire, sans doute. Y a-t-il pire, en effet, que d’être éveillée en plein cœur d’un cauchemar ? Comment échapper au cataclysme lorsque c’est nous qu’il poursuit, inéluctablement ? Comment s’évader, pour fuir le vacarme de la rue, des curieux, des badauds, des sirènes... ?
« Vivre, c’est survivre à un enfant mort », disait Genet. Pour Zeina Kassem, il a effectivement fallu se trouver une force insoupçonnée, indicible, invincible, malgré la douleur insoutenable, pour pouvoir conjurer cette tentation irrépressible de se laisser doucement, langoureusement, envelopper par le désir de mort, l’envie d’abîme, le baume sournois de la haine... « Mon âme s’est détachée. Celle que je connaissais s’en est allée. Non pas vers la délivrance, vers la lumière de l’au-delà, vers la promesse du repos éternel. Mon âme m’a été arrachée. Un bout de mon cœur a été arraché. Et cette douleur en moi subsiste. La plaie ne se refermera jamais complètement », dit-elle. C’est aujourd’hui parée d’une sérénité implacable, extrêmement fragile, mais en même temps majestueuse de puissance tranquille, qu’elle évoque sa tragédie. « Talal vit en moi. Il m’envoie des signes, inlassablement. J’ai eu l’impression qu’il m’a réintégrée, qu’il est revenu en moi... »
Il a donc fallu d’abord se familiariser avec l’épreuve. Avaler la ciguë de la lucidité pour se faire une raison : « S’il était resté en vie, il aurait peut-être été handicapé. À y penser, c’est peut-être mieux qu’il soit mort. » Puis ne pas céder à la facilité. Se révolter. S’acclimater à la douleur. Refuser le placebo facile des tranquillisants. Enfin, il a fallu vivre, pour ses jeunes enfants, Chérine, Wassef et Karim, reprendre goût, pour les autres. « Alors j’ai tout éteint en moi. Ils étaient trop jeunes, et il fallait continuer pour eux. Et réciproquement. Mes enfants m’ont aidée à me relever. Ils sont le chêne qui m’a soutenue », dit-elle.
Mais pire que la mort, il a fallu affronter la décrépitude du système libanais, avec son lot de lâcheté, de veulerie, de corruption. « Aux yeux de la justice libanaise, ce n’était qu’un délit. Mais ce qu’ils ne comprenaient pas, c’est que c’est mon fils qui m’a été arraché... » Résultat : le responsable de la mort de Talal a été relâché, après quatre mois de prison. « Je ne lui en veux pas. C’est au système que j’en veux. Ce jeune homme aurait pu faire une sorte de service social pour rendre des comptes. Il était étudiant en infirmerie, ironie du sort. Il aurait pu effectuer des travaux au sein d’un hôpital. Il aurait rendu service à la société et il en aurait aussi profité à l’échelle personnelle. Mais ce sont nos lois et notre système qui lui ont donné, à lui et d’autres que lui, la possibilité de faire ce qu’il a fait, qui déresponsabilisent. Je suis déçue du système, des fonctionnaires, des responsables, de la justice. J’ai été dire aux partis de toutes les couleurs que cette cause nous concernait à tous, que nos enfants sur les routes risquent tous les jours le même sort, qu’ils doivent mettre leurs petites guéguerres de côté. Nous sommes en train de perdre nos enfants autant que durant la guerre. On a autant de morts. Bêtement. Cela peut arriver à n’importe qui. Personne n’est à l’abri. En cas d’accident, même un ministre ou un député devra être évacué par une ambulance. Il faut le comprendre. Tout le monde croit que le code de la route est une cause perdue. Que le massacre sur les routes ne s’arrêtera jamais. Il faut y croire et se battre. Le jour où l’on baissera les bras, ce sera fini. Ma hantise, c’est de réduire le nombre de morts. »
Or décider de prendre le taureau du système libanais par les cornes, c’est affronter le Minotaure. Rien de moins. Il faut avoir beaucoup plus que du courage : une volonté en acier. Mais la mère de Talal refuse de baisser les bras. Elle va donc aller en quête de cette pierre philosophale qui permettra à (la mémoire de) Talal de rester en vie et, mieux encore, de ramener les autres à la vie : l’association « Roads for Life », qui vient d’obtenir il y a quelques semaines, entre autres réalisations, l’adoption à la Chambre d’un nouveau code de la route, au terme d’un peu plus d’un an de lutte. « C’était impossible. Tout le monde se plaignait, chacun rejetait la responsabilité sur l’autre devant le désastre des routes et l’incapacité à sauver des vies humaines : les médecins rejetaient la responsabilité sur les secouristes ; les secouristes, eux, blâmaient l’état des routes. Essayer d’améliorer les routes ou d’acheter du matériel, cela ne m’intéressait pas. Seule la connaissance est impérissable Je crois dans le talent humain et j’ai voulu aider à dispenser des formations en paramédical aux secouristes, pour sauver des vies rapidement. Au moment même de l’accident, ces soins peuvent faire toute la différence. Au moins, de cette manière, Talal contribue à essayer de retarder autant que possible le départ de vies humaines. Car c’est bien lui qui guide chacun de mes actes. Je ne fais qu’accomplir sa volonté. »
Et de lancer, royale, un cri du cœur : « Je veux que la finalité de la personne humaine soit enfin reconnue dans ce pays. Je veux qu’on se ressaisisse dans tous les domaines, que cet effondrement moral s’arrête. Sinon, si la vie n’a pas de sens, nous ne sommes alors qu’un accident de la création. C’est une idée terrible, et je n’en veux pas. Je veux me battre contre les accidents et faire triompher la vie. C’est ma victoire personnelle. Tout espoir de vie est ma victoire, et celle de Talal, à travers moi. Ainsi, son départ a un sens... »
En quelques minutes, le monde de Zeina Kassem, sa maman, son amie, sa complice, s’est totalement effondré. Ce ne sera plus jamais le même. Elle ne sera plus jamais la même. Le temps de l’innocence s’est irrémédiablement envolé avec Talal, dont le corps, inerte, baignant dans une mare de sang, gît à ses pieds. Il est mort sur le coup. Un cauchemar, le pire, sans doute. Y a-t-il pire,...
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