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À La Une - En dents de scie

Le rouge et le noir ne s’épousent-ils pas...

Vingt-deuxième semaine de 2012.
Si seulement il existait une industrie du pneu au Liban, fût-ce qu’un ersatz de Michelin ou de Dunlop local : le Trésor reprendrait de jolies couleurs. Même pas. Ni industrie, ou si peu. Ni pétrole – à peine un peu de gaz dont on ne devrait jamais pouvoir profiter, clientélisme local et gloutonnerie israélienne obligent. Ni, surtout, d’idées. En revanche, lorsqu’il s’agit de niveler par le bas, de singer l’autre dans ce qu’il a de plus mauvais, de plus nuisible, ce pays est un terreau hautement fertile. Un matériau d’exception.
Le Hezbollah n’a naturellement pas inventé le brûlage de pneus. Il n’a d’ailleurs pas inventé grand-chose. Au cours des dernières années, cette formation est juste celle qui a le plus et le mieux profité de cette pratique férocement incivique et incivile. Pourquoi s’encombrer du respect de l’État et des règles démocratiques devenus totalement obsolètes, hezbollahisés ? L’embrasement du pneumatique a tout remplacé : le débat politique, l’interpellation du gouvernement, les propositions de loi, les motions de censure, l’opposition républicaine. Tout.
Il est tellement plus facile, plus confortable, de se laisser glisser, de s’embourber, que de grimper, de monter : tous les autres, aujourd’hui, brûlent des pneus. Peu importe la raison. Après avoir balayé d’un revers de col mao le Tribunal spécial pour le Liban et avec lui les concepts de reddition de comptes, de loi (fondamentale) et de justice, après avoir ricané à la seule idée de débattre de ses armes miliciennes, voilà un Hezbollah désormais satisfait : au lieu de libaniser sa définition de la chose publique et son rapport à l’État, le parti de Dieu a fini de contaminer l’ensemble des factions libanaises. Ou presque. Désormais, ces armes illégales pullulent ; désormais, les tentes ne se démontent plus ; désormais, les routes se coupent et le feu s’installe. Aussi anecdotique soit-il, ce pneu brûlé est une terrifiante allégorie : ce pays n’est plus, au mieux, que tribus. Avant toute chose, nous sommes une tribu : cette métallique apostrophe, un proche d’un des pèlerins chiites kidnappés à Alep l’a crachée hier à la figure du Hezbollah.
Et pourtant, quelque chose est en train de changer au Hezb. Rien de bien important : aucune modification urgente et bienvenue de leur mentalité, une prise de conscience, par exemple, d’une nécessaire équité entre Libanais ; aucune mutation stratégique, même. Mais ce quelque chose est important. Il y a du darwinisme politique dans cette farouche et inédite volonté d’atténuer au maximum l’impact sur le pays de l’ouragan qui arrive. Inexorable. Tellement farouche que cela en devient fascinant : al-Manar a beau s’essayer à l’humour torride en répétant ad libidum les milices du courant du Futur après les incidents de Tarik Jdidé, jamais Ali Ammar n’a paru aussi pondéré, aussi sage, aussi républicain, ni Ali Mokdad, en brisant le tabou et en parlant de distanciation avec la crise en Syrie, aussi révolutionnaire, ni le parti dans son ensemble aussi soucieux de calmer sa rue, au point d’empêcher ses partisans de se livrer à leur hobby pyrotechnique préféré et les familles des otages d’Alep d’aller manifester devant l’ambassade de Turquie. Le voilà même, comble du comble, à vanter les incomparables mérites de celle qu’il s’emploie à décrédibiliser et humilier depuis des années : l’armée. Voir les hezbollahis et les aounistes exhiber sur les places publiques leur vénération pour la troupe alors qu’ils étaient aphones et absents lorsque le capitaine Hanna a été abattu, lorsque Nahr el-Bared a été décrété ligne rouge, lorsque les soldats qui s’étaient défendus à Mar Mikhaïl étaient en prison, lorsque l’on ricanait à l’idée de voir les boys se déployer au Sud, est un spectacle tellement ridicule qu’il en devient savoureux.
Naturellement, le Hezb ne s’est pas transformé en Mère Teresa pour les beaux yeux du pays, ni même de sa communauté. Le Hezb fait de la politique. Éminemment. Et le Hezb obéit aux seuls ordres de Téhéran. Quitte à grandement agacer, voire faire enrager Damas, entièrement braqué cette semaine sur Bagdad, où Iraniens et Américains font des transactions. Corollaire direct de cette (douce) mue : personne ne s’étonnera de voir dans les jours qui viennent un Hezbollah sucre et miel, scrupuleusement à l’écoute et aux petits soins de... Nagib Mikati. Michel Aoun attendra. Longtemps – sans doute.
Le Premier ministre est un animal politique grandement fin : comme les autres leaders sunnites du Nord et sans doute un peu plus qu’eux, il a compris que les incidents de Tripoli et du Akkar sont un parfait tremplin pour, un : essayer de gagner en popularité sunnite (c’est fort compliqué), deux : lancer sa campagne électorale (ce n’est pas bête). Petit problème : il a face à lui un 14 Mars qui vient exactement de lancer la sienne, de campagne électorale, en direct de la Maison du Centre et en affichant comme priorité des priorités le départ de l’équipe Mikati. Une idée qui est loin d’être mauvaise en soi. Cela n’a rien à voir avec la personne de cet homme décidément de plus en plus déterminé à devenir Rafic Hariri – il n’est probablement pas loin ce jour où les Libanais l’entendront asséner, de Riyad, d’Ankara ou d’ailleurs, à l’adresse du résidu de régime Assad ou d’autres, qu’un Premier ministre du Liban ne reçoit d’ordres de personne... C’est juste que ce cabinet est la pire chose qui soit arrivée au pays depuis très longtemps. Cela n’empêche pas que le timing choisi par le 14 Mars est loin d’être le bon.
Nagib Mikati se consolera avec le soutien remarqué, remarquable et bien rendu de Michel Sleiman. Deux hommes qui prouvent jour après jour qu’ils sont loin d’être foncièrement inutiles ou mauvais, mais deux hommes définitivement pas arrivés là où ils sont et de la bonne manière. Il leur reste, quoi qu’il en soit, beaucoup de choses à faire à deux. Ne serait-ce que de proroger de deux ans les mandats de Jean Kahwagi à la tête de l’armée et d’Achraf Rifi à celle des FSI. Le bon général Chamel Roukoz, à la tête du bataillon opérant dans le Akkar, ira, et c’est une bonne chose, cultiver son jardin à la date prévue.
Nonobstant, le constat est d’une amertume dingue : entre campagnes électorales et petit business à deux, entre dérive personnelle de Abbas Ibrahim et de la Sûreté générale à Tripoli et, au mieux, la phénoménale bourde de l’armée au Akkar, entre les incidents sécuritaires qui ont fini de doucher le rachitique et orphelin espoir d’une saison touristique honnête et l’infini blocage de l’action gouvernementale par, d’abord, des ministres aounistes revanchards et amateurs, l’État et ses institutions, majorité, opposition et centre (mais qui est qui ? ), sont atrocement inexistants, et l’annonce d’un état d’urgence politique est un gag pur.
La seule décision de ces dix derniers jours est la censure d’un film libanais, Tannoura Maxi. Pour des raisons religieuses. Finalement, c’est très rassurant. Le Centre catholique d’information qui charcute des œuvres artistiques visibles sur tous les Webs du monde, les salafistes qui vandalisent d’abord l’ambassade du Danemark puis mettent tout un quartier à feu et à sang, le Hezbollah qui brûle cent et un pneus après une caricature de l’infiniment politique Hassan Nasrallah, qui cautionne le dynamitage des débits d’alcool au Sud ou qui déploie ses tee-shirts noirs dans les rues, le moyenâgeux est partout. Du nord au sud, d’est en ouest. Follement rassurant : la cohésion socioculturelle du Liban est saine et sauve.
Superbe.
Vingt-deuxième semaine de 2012.Si seulement il existait une industrie du pneu au Liban, fût-ce qu’un ersatz de Michelin ou de Dunlop local : le Trésor reprendrait de jolies couleurs. Même pas. Ni industrie, ou si peu. Ni pétrole – à peine un peu de gaz dont on ne devrait jamais pouvoir profiter, clientélisme local et gloutonnerie israélienne obligent. Ni, surtout, d’idées. En...
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