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Le temps retrouvé

« Des choses dites, des choses non dites cachées derrière les larmes »
(Feyrouz, dans « Petra »)

Feyrouz, une diva devenue légende. (Photo Michel Sayegh)

Que n’a-t-on dit, déclamé et écrit sur Feyrouz? Depuis bientôt soixante ans, notre figure emblématique nationale alimente les rêves et les écrits. À chacune de ses réapparitions sur scène, le lyrisme des gens de plume se fait plus sirupeux mais, au-delà des phrases convenues et des poèmes de circonstance, notre diva ne remue-t-elle pas une sorte de religiosité antique enfouie dans notre inconscient collectif? J’en veux pour preuve renouvelée, les quatre récitals qu’elle vient de donner au Platea où des milliers de pèlerins se sont rendus, à flanc de colline, pour communier dans la foi et la dévotion, et vivre pleinement l’extase d’un moment surnaturel. La foule était fervente, mais l’icône est demeurée lointaine, à bonne distance des fidèles qui se regardaient, incrédules de vivre un tel moment. Mon voisin de droite, philosophe et théologien chevronné, peu suspect de complaisance encore moins de feyrouzolâtrie, me murmure: «C’est une déesse.» C’est ainsi qu’elle apparaît, précédée de sa voix («Massaytkoun bilkhayr yajiran»), la voix de Zad el-Khayr restée seule face au tyran. Ces premières mélodies, extraites de la Gardienne des clés (1972), n’ont rien perdu de leur magie. Même un public extrêmement jeune, qui n’était pas encore né à l’époque des fastueuses Nuits libanaises de Baalbeck, vibrait aux chansons de Biyye’ el-khawatem (1964), Nass min waraq (1971), Jisr el-qamar (1962), des tubes vieux de plus d’un demi-siècle. La musique, comme la voix, comme la déesse sont devenues intemporelles.
Ce spectacle a d’ailleurs innové par un retour aux sources. Le répertoire est entièrement renouvelé par rapport à celui des vingt dernières années. En dehors de trois chansons signées Ziad: Eh fi amal, la joyeuse valse qui arrache des larmes, créée l’an dernier au BIEL, et les désormais classiques Sabah w massa et Ya di’ano inaugurés à Beiteddine, onze opérettes ont été revivifiées, depuis la Baalbakiyyi de 1961 jusqu’à Qasidit Hobb de 1973. Cette rétrospective autorise d’ailleurs un retour inattendu, mais bienvenu, de quelques genres délaissés du tarab, les «mawwal» et le «qawl» qui clôturera le spectacle par un dialogue roboratif entre Feyrouz et le chœur, et finira par mettre le public en transes. Il a suffi que la déesse bouge, se saisisse d’un tambourin et esquisse quelques mouvements pour que la salle se pâme, s’extasie et l’accompagne d’applaudissements frénétiques. Le dernier soir, ils l’ont interrompue plusieurs fois pour clamer leur amour et leur «chahada» païenne, mais authentique. D’ailleurs, un anthropologue avisé aurait perçu encore d’autres rituels, d’autres piliers de la foi; n’était-ce pas à la fois une forme de prière, de hajj et de pèlerinage?
Par elle et pour elle le temps s’est arrêté. L’âge ne la concerne plus, ni elle ni ses chansons. Chacun revit au présent des instants du temps perdu. Pour moi, c’est le rythme de Moudwiyyi qui m’initiait à la dabké en maternelle ou encore Tiriyatiyyara qui animait notre fête des jeux à l’école. Pour beaucoup d’autres, c’est la voix qui fait revivre toutes celles qui se sont tues. De tous les horizons, ils s’étaient retrouvés dans ce temple improvisé: beaucoup de jeunes de chez nous, mais aussi des Égyptiens débarqués tout droit de la place Tahrir, des Koweïtiennes et des Saoudiennes bariolées, des Syriens venus respirer l’espoir et la liberté, des gens de Londres, de Boston, du Qatar, de Bahreïn (beaucoup de ces derniers avaient fait des allers-retours pour ne rater aucun des quatre spectacles). Et pour tous ces jeunes néophytes, plus fervents encore que leurs aînés, c’est, le temps du récital, un vrai voyage initiatique où la voix est aussi le chemin; les portables, les smartphones, les caméras, les petits soucis et les vrais problèmes sont restés en dehors de l’enceinte sacrée. Le rapport dialectique entre réel et irréel s’est inversé. Et c’est seulement lorsque la voix s’est arrêtée et que l’icône s’est arrachée à ses vénérateurs, que les fidèles dégrisés ont pris conscience du temps retrouvé.

Roland TOMB

* Un récital supplémentaire a été programmé le vendredi 23 décembre.
Que n’a-t-on dit, déclamé et écrit sur Feyrouz? Depuis bientôt soixante ans, notre figure emblématique nationale alimente les rêves et les écrits. À chacune de ses réapparitions sur scène, le lyrisme des gens de plume se fait plus sirupeux mais, au-delà des phrases convenues et des poèmes de circonstance, notre diva ne remue-t-elle pas une sorte de religiosité antique enfouie dans...

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