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Cinema- - Tribune

« La Montagne », ou quand Ghassan Salhab conjugue « art » et « essai »

Fadi Abou Samra, acteur principal dans « La Montagne » de Ghassan Salhab. (DR)

On ne pénètre pas facilement dans le monde de Ghassan Salhab. Là où les autres font des films, lui construit depuis ses débuts une œuvre qui ne ressemble à rien et, pourtant, une œuvre parfaitement cohérente pour le cinéphile qui, comme moi, le suis depuis ses débuts, sans le connaître.
On aime ou on déteste. On peut trouver ce qu’il fait prétentieux ou complètement hermétique. Exercice de style ou voyage au bout de l’ennui. Ce sont là des réactions que je connais. Je les ai vécues à l’époque où j’avais découvert, dans la même foulée, Hiroshima, mon amour et L’Aventura, Resnais et Antonioni.

L’incommunicabilité
Première constante : dans toute son œuvre, Ghassan Salhab abolit le langage. Son film presque muet, volontairement inaudible dans les courts moments où la littérature anglo-saxonne pointe le bout de son nez, relayée par l’accent à couper au couteau de Fadi Abou Samra, a un langage bien à lui qui ne doit rien aux mots. Les dialogues sont remplacés par l’image, laissant au spectateur le soin d’en faire sa propre lecture.
L’image. N’est-ce pas là la raison d’être du cinéma ? Ce qui a fait dire à beaucoup de puristes que le cinéma, le vrai, a été perverti avec l’arrivée du parlant. Juste retour des choses ? Le film qui fait, en ce moment, un tabac à Paris et qui représentera la France aux oscars est muet de bout en bout et s’intitule L’Artiste.
Retour à l’image. Il y a d’abord les fabuleux éclairages de Sarmad Louis (qui joue aussi les utilités !), mais qui joue surtout sur les contrastes du blanc et du noir avec le support d’une pellicule à contre-emploi. Je le soupçonne d’avoir développé en noir et en blanc ce qui était, au départ, un négatif-couleurs. D’où ce granule si particulier, ces fondus au noir qui sont autant de noirs, ces blancs éblouissants de blanc, au point d’en avoir presque mal aux yeux. Le travail à la caméra est, dès lors, de s’arrêter à l’essentiel : la cinématographie. Le cinoche pour être moins exégète.
Après un départ sur les chapeaux de roue, c’est bien le cas de le dire ! Ghassan Salhab nous embarque en voiture pour une longue randonnée dans la nuit, où la route se déroule comme un long ruban asphalté sans fin, où la lumière des phares compose des itinéraires imprécis, indécis, où la mort rode au moment où on l’attend le moins. C’est là un thème récurrent chez Salhab. Il aime la nuit. Elle le lui rend bien.
Car lorsque se termine ce qui s’annonçait comme un road movie, nous nous retrouvons cloîtrés dans le noir d’une chambre, dans un hôtel quasi désert, en plein hiver, en montagne. D’où le titre du film.

Porte close. Volets clos. Intérieur nuit.
Un défi et quel défi que Ghassan Salhab relève avec un talent indiscutable. Évitant le piège de la caméra portative qui peut se glisser partout, il opte pour de longs plans fixes (ou presque !) avec des clairs-obscurs qui relèveraient presque de l’art pictural. La beauté formelle des compositions est à couper le souffle. Le mien du moins.
Exercice périlleux que celui du champ-contre-champ que Ghassan Saliba privilégie. Il réussit à rendre le dos de Fadi Abou Samra aussi chargé de non-dits que son visage, au fur et à mesure qu’il déshabille son acteur intérieurement et extérieurement pour aboutir au nudisme le plus total – ce qui n’a jamais été fait jusqu’ici dans un film libanais – avant de clôturer par une scène de masturbation qui atteint à la pureté. Visuellement parlant.

Incroyable paradoxe !
Et puis que dire de ces gros plans qui magnifient un papier froissé taché d’encre, une pomme de pin, un appareil de chauffage central, un fauteuil, la bouche d’évacuation d’un lavabo, un verre, un canapé, ou une assiette, autant d’éléments anodins dans l’univers carcéral du personnage unique.
Et puis, une main, un œil... L’essentiel.
L’essentiel l’est aussi dans la bande-son qui sacrifie la musique aux effets sonores, comme le son strident d’un klaxon dans la nuit ou le fracas d’une vitre pulvérisée par l’orage, des sons poussés jusqu’au
paroxysme.
Enfin que dire de Fadi Abou Samra qui s’est investi âme et... corps, dans un véritable tour de force. Il porte à bout de bras toutes les obsessions, tous les fantasmes de son réalisateur, jusqu’à nous faire oublier qui il est, pour devenir cet autre. Fascinant.
The Mountain a été programmé pour 20 jours seulement, dans deux salles au rythme de deux séances par jour. La discrétion la plus totale, loin de tout tapage médiatique. Le soir où je l’ai vu, il y avait une vingtaine de personnes dans la salle. Mais lorsque les lumières sont revenues, elles étaient toujours là, les vingt en question. Elles sont restées – peut-être tétanisées ? – jusqu’au dernier nom du générique fin. Ce qui me permet d’espérer qu’il y a aussi au Liban, à côté d’un cinéma populaire, de la place pour ce qu’on appelle « l’art et l’essai ».
On ne pénètre pas facilement dans le monde de Ghassan Salhab. Là où les autres font des films, lui construit depuis ses débuts une œuvre qui ne ressemble à rien et, pourtant, une œuvre parfaitement cohérente pour le cinéphile qui, comme moi, le suis depuis ses débuts, sans le connaître.On aime ou on déteste. On peut trouver ce qu’il fait prétentieux ou complètement hermétique....

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