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« Les femmes, première étincelle de la révolution libyenne » - Interview

« Les femmes, première étincelle de la révolution libyenne »

Pour l’activiste libyenne, Farida Allaghi, la place des femmes en politique se fait quand d’abord les élites communiquent avec la base populaire, et ensuite, à travers l’éducation des enfants.

Les Libyennes étaient présentes partout, surtout dans les manifestations où elles étaient en première ligne, descendant nombreuses dans les rues pour protester contre le régime sanguinaire de Kadhafi. Philippe Desmazes/AFP

Propos recueillis par Antoine AJOURY

Elle se considère comme une « éternelle rebelle ». Sa voix haute et forte résonne aussi bien dans les instances internationales que dans les salles de conférences pour dénoncer l’injustice et la tyrannie. Farida Allaghi est une activiste libyenne de longue date, qui mène un combat de longue haleine pour une meilleure représentation des femmes arabes en politique. Présente sur le terrain depuis des décennies, elle sillonne les pays arabes pour lutter contre les discriminations, surtout parmi les femmes et les enfants.
Avec la chute de la dictature de Mouammar Kadhafi, ses efforts ont doublé d’intensité dans l’espoir de voir naître une Libye démocratique.

Les Libyennes, des pionnières
« Aussi surprenant que cela puisse l’être, la révolution contre Kadhafi a commencé grâce aux Libyennes. Elles ont été la première étincelle de la révolte », déclare la militante. « En effet, les femmes ont été à la tête de la première manifestation qui a eu lieu le 15 février devant le tribunal de Benghazi. » Leur action a d’ailleurs commencé bien avant. Puisque les mères, épouses, sœurs et filles des milliers de victimes du massacre de la prison d’Abou Salim (où près de 1 200 détenus politiques ont été exécutés) ont manifesté chaque samedi durant des années pour connaître le sort de leurs proches disparus.
Les larmes aux yeux, Farida Allaghi raconte par ailleurs des histoires poignantes, durant la révolte sanglante contre les forces loyalistes, sur les mères de Misrata qui poussaient leurs fils à manifester et à combattre, « lançant même des cris de joie à chaque fois qu’un des leur tombait en martyr ».
Les femmes étaient présentes partout, surtout dans les manifestations où elles étaient en première ligne, descendant nombreuses dans les rues pour protester contre une situation qui ne pouvait plus durer, ajoute-t-elle.
Mais les Libyennes avaient aussi un rôle plus discret qui illustre par ailleurs l’unité du peuple libyen. En effet, lors de l’exode de centaines de milliers de déplacés vers la frontière tunisienne, les femmes ont organisé efficacement toute une infrastructure pour bien recevoir leurs compatriotes venus de l’autre bout du pays.
Elles ont en outre payé un lourd tribut durant la révolution, estime Farida Allaghi, qui cite les nombreux cas de viols dont ont été victimes les femmes durant le conflit.
« De notre côté, nous, les femmes de l’exil, avons joué un rôle primordial pour faire entendre notre voix devant les Parlements occidentaux. Nous avons également créé des groupes de contacts pour sillonner le monde et faire du lobbying parmi les ONG de défense des droits humains et humanitaires », ajoute la militante libyenne.
Il ne faut en aucun cas sous-estimer le poids des femmes en Libye, insiste-t-elle, donnant aussi comme exemple le rôle des jeunes qui ont fait un travail exceptionnel sur Internet, à travers Twitter et les réseaux sociaux.

Société tribale
« Pour mieux comprendre la place et le rôle des femmes dans la société libyenne, il faut étudier leur statut dans la société tribale. La femme a une place privilégiée dans la vie des nomades », explique en outre Farida Allaghi, qui revient sur les conclusions de sa thèse de doctorat sur le sujet. Selon elle, le pouvoir de la femme a considérablement diminué depuis qu’elle s’est sédentarisée. « Les Bédouines en général, qu’elles soient en Afrique ou en Arabie saoudite, ont un pouvoir de décision assez puissant. Elles sont autonomes, elles travaillent, elles reçoivent les invités, elles sont souvent non voilées », explique la sociologue libyenne qui affirme qu’en Arabie saoudite, les Bédouines conduisent des voitures depuis 40 ans, sans qu’elles soient importunées.
Toutefois, la militante libyenne ne nie pas l’existence de la pauvreté et de l’analphabétisme ou de la violence contres les femmes, mais ces problèmes, selon elle, sont communs au niveau mondial, les discriminations étant présentes à différents niveaux dans la majeure partie des pays.

La charia
D’autre part, Farida Allaghi refuse de commenter les propos du chef du Conseil national de transition (CNT), Moustapha Abdeljalil, sur la charia. Elle dénonce en outre le branle-bas de combat des médias occidentaux sur ce sujet.
« D’abord, Abdeljalil a précisé que la charia est l’une des sources principales de la législation, et non pas la seule. C’est le cas de la plupart des pays arabo-musulmans actuellement », explique-t-elle, ajoutant qu’elle ne veut pas tomber dans le piège des débats interminables sur la place de la charia sur le nationalisme arabe, sur la laïcité : « C’est un débat qui dure depuis cent ans, et qui durera probablement encore un siècle ! »
Selon elle, la place de la charia n’est qu’un détail face à tout ce qui se passe aujourd’hui en Libye. « Après plus de 42 ans de dictature, le pays vit une ère nouvelle pleine de nouveaux défis sur tous les plans. Un régime vient de s’effondrer, et un nouveau système est en train de se construire », déclare-t-elle enthousiaste.
« La population libyenne est musulmane, et les Libyens pratiquent un islam modéré. J’ai moi-même été éduquée dans une famille musulmane pratiquante. Quand les Italiens étaient en Libye, nous avions eu plein d’amis chrétiens et juifs », se rappelle-t-elle, ajoutant qu’« il est grand temps de discuter de la religion d’une manière plus calme et rationnelle, loin des polémiques et des préjugés ».
Selon elle, il existe un grand nombre d’ulémas et d’exégètes en islam, hommes et femmes, qui ont interprété différemment l’islam, comme toutes les religions d’ailleurs. « Malheureusement, certaines coutumes locales radicales ont parfois pris le dessus, s’imposant comme des dogmes, alors que cela ne doit pas être le cas », explique-t-elle.

Les femmes et la politique
« Je connais M. Abdeljalil que j’ai rencontré personnellement à plusieurs reprises. C’est un homme modéré qui respecte la femme. Pourquoi les médias occidentaux et arabes n’ont pas signalé ses prises de positions quand il a nommé des femmes à des hauts postes administratifs et diplomatiques, ou bien quand il a rendu hommage aux femmes pour leur rôle dans la révolution ? » s’indigne Farida Allaghi. Elle note toutefois certaines discriminations envers les femmes qui sont mal représentées dans le CNT. Dans le premier gouvernement, il y a eu une seule ministre femme.
Pour mieux comprendre, ajoute-t-elle, regardez le cas du Liban. Il n’y a aujourd’hui aucune femme ministre au gouvernement, alors que les sociétés musulmanes ont souvent donné des chefs d’État femmes, comme c’est le cas au Pakistan ou au Bangladesh.
La militante estime qu’une société conservatrice ne signifie en aucun cas une société arriérée. En Libye, les femmes sont présentes dans toutes les activités professionnelles : elles sont avocates, juges, médecins, enseignantes, diplomates, etc.

La place des femmes dans la construction nationale
Par ailleurs, dans les sociétés traditionnelles et tribales, comme c’est le cas en Libye, l’avis des mères et des grands-mères est pris en compte par les jeunes, surtout parmi les nomades. « Nous sommes en train de créer actuellement un conseil consultatif formé de femmes âgées, car elles ont la sagesse et l’expérience, même si elles ne sont pas éduquées. Dans le contexte libyen actuel, elles jouent un rôle important dans la réconciliation nationale. Quand une grand-mère demande à ses petits-fils de poser les armes, ils obéiront », affirme-t-elle.
Dans ce contexte, elle estime que « la réconciliation nationale devrait être le fruit de la société civile, et non pas d’une initiative de l’ONU ou de l’UE, ni même du gouvernement seul ».
Sur le plan politique, les femmes misent énormément sur l’élaboration de la nouvelle Constitution. L’avocate Azza al-Maghur et la juge Naïma Jubreel participent ainsi activement à ce processus, pour faire valoir le point de vue et les droits des femmes.
« Alors que la Conférence nationale est en train de se former, nous avons également créé une banque de données avec les noms de toutes les personnalités féminines libyennes dans tous les domaines, qui sera ainsi transmise au CNT », déclare-t-elle.
Farida Allaghi refuse en outre de dissocier les problèmes de la femme des grands défis qui attendent les Libyens. « Nous ne voulons pas d’une représentante qui défende les droits des femmes, mais les droits humains. Notre combat est celui de l’injustice, de la corruption, de la tyrannie. »
Sans généraliser, insiste-t-elle, il ne faut pas laisser un groupe accaparer le pouvoir, quel qu’il soit : « Hommes, femmes, pauvres, riches, élites, paysans, vieux et jeunes, tout le monde doit collaborer à la construction du nouvel État libyen, de la même façon que tous ont participé ensemble à la révolution, créant ainsi un nouveau paradigme dans le monde arabe. »

Un avenir optimiste
Elle récuse par ailleurs farouchement la crainte des Occidentaux concernant l’échec des révolutions arabes, alors que ces mêmes Occidentaux étaient une des causes principales du maintien de ces dictatures pendant si longtemps.
Le chemin est néanmoins long, confesse-t-elle. Il peut prendre des dizaines d’années. Pour ce faire, elle propose plusieurs actions. D’abord, il faut, selon la sociologue libyenne, que les élites communiquent avec la base populaire. C’est le cas de plusieurs pays asiatiques où les femmes arrivent souvent à la tête de l’État, comme en Inde et aux Philippines.
Ensuite, viendra l’éducation des enfants. « En inculquant les valeurs de justice, de démocratie et de tolérance dès le plus jeune âge, on combat efficacement la pauvreté et le fanatisme », explique-t-elle. C’est d’ailleurs le combat personnel de Farida Allaghi sur le plan professionnel.
« Les fleurs qui ont été semées durant le printemps arabe en 2011 n’écloront peut-être pas en 2012, mais sûrement en 2021 », conclut-elle.
Propos recueillis par Antoine AJOURY Elle se considère comme une « éternelle rebelle ». Sa voix haute et forte résonne aussi bien dans les instances internationales que dans les salles de conférences pour dénoncer l’injustice et la tyrannie. Farida Allaghi est une activiste libyenne de longue date, qui mène un combat de longue haleine pour une meilleure représentation des...