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À La Une - Conférence

La transition en Libye est un projet à long terme

Réconciliation nationale, société tribale, élections, intégration régionale... Trois experts analysent l’après-Kadhafi lors d’un débat au Centre Carnegie pour le Moyen-Orient à Beyrouth.
Une nouvelle Libye est en train de voir le jour, avec ses espoirs, ses craintes et ses défis. Dans ce contexte, le Centre Carnegie pour le Moyen-Orient a organisé à Beyrouth une conférence regroupant plusieurs experts afin de discuter des perspectives qui s’ouvrent pour le pays.
« Nous avons des craintes, mais aussi de l’espoir comme nous ne l’avons jamais eu auparavant », affirme ainsi Tarek Yousef, Libyen, CEO de Silatech, et maître de conférences à Brookings. « Je me lève chaque jour et je découvre de nouvelles surprises, de nouveaux problèmes et de nouvelles identités », ajoute-t-il, avant de se demander comment construire d’une manière rationnelle un pays toujours en proie aux violences et aux réactions fortement passionnelles.
Selon lui, « la révolution libyenne se situe dans le cadre régional du printemps arabe. La chute des présidents tunisien et égyptien a certainement stimulé l’opposition libyenne à se soulever contre l’ancien dirigeant Mouammar Kadhafi ».
« La victoire des rebelles sera également un exemple à suivre pour les Syriens et les Yéménites », ajoute Tarek Yousef qui estime que les révoltes dans le monde arabe n’aboutiront probablement pas, du moins rapidement, à une démocratisation de la région. « Toutefois, il s’agit sûrement d’un changement politique et économique réel ». Selon lui, les manifestants arabes, dans les différents pays en proie à une contestation populaire, ont réclamé presque unanimement « un État de droit, un pouvoir transparent et la fin de l’impunité ».

Le lourd héritage de Kadhafi
C’est le cas pour la Libye, où il n’y avait pas d’institutions étatiques, alors que « le système actuel établi par Kadhafi était pourri, fondé sur la corruption, le clientélisme, et la centralisation du pouvoir ».
C’est pourquoi, estime Tarek Yousef, il y a aujourd’hui une énorme pression sur les dirigeants et les élites libyens. Selon lui, « la transition en Libye est un projet à long terme ».
La Libye fait face à de multiples défis économiques et politiques, explique pour sa part Diederik Vandewalle, professeur au Darthmouth’s Asian and Middle Eastern Studies Program, et ancien conseiller de Ian Martin, représentant spécial pour la Libye et chef de la Mission d’appui des Nations unies en Libye (Manul).
Selon lui, « il ne faut pas parler de reconstruction en Libye, mais de construction.
Il faut ainsi édifier non seulement des institutions qui n’ont jamais existé auparavant, mais aussi un État tout entier et une nation ». L’héritage de Kadhafi pèsera lourd sur l’avenir et la construction du nouvel État libyen, estime ainsi M. Vandewalle.
En effet, l’ancien dirigeant libyen aurait délibérément sapé les institutions modernes de l’État. Il a en outre utilisé les recettes du pétrole pour assoir son pouvoir, distribuant de l’argent aux différentes tribus libyennes pour gagner leur loyauté. Il avait créé ainsi un contrat social libyen où les citoyens n’avaient aucun mot à dire, et ce durant plus de 40 ans.
Les conséquences chaotiques du conflit libyen ont été évitées jusqu’à présent, grâce aux efforts du Conseil national de transition (CNT). Ce dernier tente désespérément de construire un État, malgré son problème de légitimité, ses moyens limités, et les problèmes liés aux partisans de l’ancien régime. Le CNT a commencé à réfléchir sur une nouvelle Constitution et sur un système électoral pour la période suivant la chute de Kadhafi.
Selon M. Vandewalle, « le CNT a fait du bon travail et ce jusqu’à l’assassinat de Abdel Fattah Yunes, le chef d’état-major des rebelles, tué par une des milices rebelles. Sa mort a mis en évidence les divergences et les désaccords au sein de l’opposition. Et malgré leur dispute, ils ont pu rapidement conquérir Tripoli et chasser Kadhafi du pouvoir. Reste à savoir si ceux qui ont gagné la guerre peuvent aussi gagner la paix », ajoute-t-il.
Pour Diederik Vandewalle, « il faut être très prudent à la lumière de l’histoire de la Libye, surtout que l’élément principal d’un État, à savoir le monopole de la force armée, reste absent. Le pays n’a également jamais été fondé sur un système démocratique avec des élections libres ».
Un autre problème reste à résoudre, l’argent du pétrole qui devrait être utilisé en principe pour remplir les caisses de l’État. Dans ce contexte, M. Vandewalle rappelle qu’une grande partie de la population libyenne n’a connu que l’intervention étatique, puisqu’ils ont été des fonctionnaires payés par le pouvoir.
Une transformation radicale serait dangereuse avant de trouver des emplois alternatifs pour des milliers de personnes.

Risque de guerre civile ?
Tarek Yousef explique en outre que la révolution libyenne a mis en exergue la diversité et la complexité de la société libyenne avec toutes ses contradictions et ses rivalités : Bédouins et citadins, islamistes et libéraux, Arabes et Kabyles, les habitants de Tripoli et ceux de Benghazi, les exilés et ceux qui sont restés dans le pays. Tous ces problèmes sont aujourd’hui au centre des tiraillements et des tractations qui ont lieu pour former un nouveau gouvernement, après la démission du premier cabinet suite à l’assassinat de Yunes.
M. Yousef insiste lui aussi sur le fait qu’il faut construire un État et une nation. Selon lui, la société libyenne est intrinsèquement tribale. Toutefois, estime-t-il, il n’y a pas vraiment des conflits tribaux comme c’est le cas en Afghanistan, ou des conflits ethnico-religieux comme en Iraq.
Tarek Yousef affirme par ailleurs qu’il faut amorcer un processus de réconciliation nationale, afin d’éviter tout risque de guerre civile. En tout cas, « je ne peux pas imaginer un avenir pire que ce que nous avons eu avant 2011 », affirme-t-il.
Néanmoins, d’autres éléments tendent à avoir un certain espoir en l’avenir. Selon M. Vandewalle, la révolution libyenne est fortement nationaliste, de Benghazi à Tripoli. « Contrairement au pronostic et aux analyses qui ont eu lieu au début du conflit libyen annonçant l’éclatement du pays, en Libye, je n’ai connu aucune personne qui ait parlé de division », affirme-t-il. Selon lui, le pétrole est en outre un élément unificateur en Libye. Il faut se rappeler que le système fédéral a été rejeté au début de l’indépendance du pays.
Par ailleurs, les plans élaborés par le CNT se fondent sur une économie libérale avec un système politique démocratique. Le CNT bénéficie aussi d’un large soutien d’experts internationaux, explique M. Vandewalle.

Des élections, oui, mais pas à n’importe quel prix
En outre, il y a actuellement des pressions énormes sur le CNT pour organiser des élections. « Mais pas à n’importe quel prix », avertit l’expert. Des élections démocratiques reposent sur des critères spécifiques qui n’existent pas encore en Libye. Or le CNT fait face à des problèmes prioritaires, ajoute-t-il.
« La priorité n’est pas actuellement pour les élections, renchérit Tarek Yousef. Il faut d’abord sécuriser le pays, relancer les services publics et établir la confiance entre les différentes factions libyennes, et surtout entre le peuple et le pouvoir ». Pour Diederik Vandewalle, il faut « une feuille de route pour la transition en Libye. Le CNT a déjà annoncé des réformes qui commenceront 20 mois après l’arrêt des violences ». Se pose ici un tas de problèmes relatifs aux aspects techniques : quand peut-on affirmer que la guerre est finie ? Est-ce depuis la chute de Kadhafi, ou de l’arrêt définitif des combats ?
Le conflit libyen a eu par ailleurs un impact économique sur le plan international notamment avec la hausse du prix du pétrole. Il a en outre touché les pays de la région, notamment les États voisins et les pays européens du Sud.
Selon Emanuele Santi, économiste à la African Development Bank, l’économie tunisienne a été frappée de plein fouet par la crise libyenne. L’exportation vers la Libye a chuté de 34 % durant le premier trimestre de l’année en cours, alors que les importations ont chuté de 95 %.Toujours selon M. Santi, 92 000 Tunisiens travaillaient en Lybie avant le début du conflit. Ils ne sont plus que 41 322 actuellement. La Libye était positionnée à la 4e place parmi les pays arabes à investir en Tunisie. Près de 30 compagnies libyennes étaient implantées en Tunisie avant le début de la révolte. Actuellement, les investissements tunisiens en Libye ont stoppé net, alors que les investissements libyens en Tunisie sont gelés.

Vers une intégration régionale ?
M. Santi estime toutefois que « de nombreuses opportunités s’offrent aux deux pays une fois la guerre terminée, grâce notamment à la proximité géographique, la langue commune, ainsi que les liens historiques entre les deux peuples ». Selon lui, il y aurait près de 300 000 offres d’emplois dont les Tunisiens pourraient profiter, surtout dans les domaines de l’éducation, de la santé, de l’architecture, etc...
La Tunisie a en effet les ressources humaines nécessaires pour combler les besoins de la Libye. Pour ce faire, Tunis doit faire un effort pour améliorer ses performances logistiques.
Emanuele Santi espère par ailleurs que les deux pays profiteront de cette situation pour avancer vers une meilleure intégration économique. Plusieurs étapes sont ainsi nécessaires, à commencer par l’aide humanitaire, puis la transition économique, avant d’aboutir à une intégration approfondie comprenant un espace économique et un marché communs. « Premier pas pour réfléchir sérieusement à une intégration régionale des pays du Maghreb », conclut-il.
Une nouvelle Libye est en train de voir le jour, avec ses espoirs, ses craintes et ses défis. Dans ce contexte, le Centre Carnegie pour le Moyen-Orient a organisé à Beyrouth une conférence regroupant plusieurs experts afin de discuter des perspectives qui s’ouvrent pour le pays.« Nous avons des craintes, mais aussi de l’espoir comme nous ne l’avons jamais eu auparavant »,...

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