Avec le bonheur d’écriture que l’on lui connaît, Régis Debray traite surtout de ce « salaire de la peur » qui tourne fréquemment à la « rente viagère » : « Nous le savons tous d’expérience : quiconque communique à un public encore mal informé une nouvelle importante devient lui-même quelqu’un d’important. L’extinction du biotope terrestre, le grand hiver nucléaire, la collision de l’astéroïde qui dépeuplera la planète, l’autodestruction de l’existence humaine, la bombe climatique à retardement, le point de non-retour : ces mots rouge et noir se dégustent comme des sucres d’orge, d’autant mieux qu’ils aident, comme disait Gracq en 1940, à “triompher de l’angoissant par l’inouï”. Le vocabulaire cambré de l’ultime et de l’extrême a un pouvoir de dilatation jouxtant l’ivresse. » On passe ainsi à une critique alerte des prophètes d’aujourd’hui qui annonce des changements de civilisation. Le moraliste cède progressivement la place au médiologue. Loin de l’ascèse d’antan, le guide d’aujourd’hui se met en scène entre deux conférences de presse, c’est un homme de posture qui parade après la bataille : « Ces ponts d’Arcole, dûment filmés et photographiés, fournissent plus qu’une légende : la preuve que, avec eux, c’est pour de vrai : on ne plaisante pas. D’ailleurs, le prophète ne plaisante jamais et surtout pas de lui-même. Qui veut être pris au sérieux doit se prendre au sérieux. Un prophète humoriste, c’est un cercle carré. »
Le chapitre « Lettre à un jeune prophète » donne un mode d’emploi à un ambitieux désirant exercer la fonction. Il se lit avec délectation. Il est suivi d’un « Discours de la méthode » fondé sur l’exemple de René Girard qui est une exécution en règle du personnage et de son œuvre.
Le Régis Debray d’aujourd’hui, l’académicien Goncourt, est un moraliste désabusé pérégrinant entre la Bible et les sciences de la communication. Il a surtout une allégresse d’écriture, le sens des formules et la capacité un peu méchante de dévoiler le monde, non pour en montrer les choses cachées depuis sa fondation, mais pour mettre en valeur sa médiocrité. Comme toujours avec lui, on ne peut dissimuler un peu de jalousie devant tant de bonheurs de plume.
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