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Trop fines oreilles

Par une belle matinée de l'automne de 1970, un fringant Premier ministre, cigare au poing et escorté d'une nuée de reporters-photographes, opérait une descente dans une salle spéciale de la poste centrale, prenant sur le fait les préposés aux écoutes téléphoniques, qu'il congédiait sur-le-champ. Une page noire de l'ère chéhabiste, celle de l'intrusion des militaires dans la vie politique, était ainsi tournée, put-on croire à l'époque.
Il n'en était évidemment rien. De nos jours plus encore qu'hier, il n'est pas un seul gouvernement sur Terre qui n'use de ces discrets moyens de surveillance, que ce soit pour se prémunir contre l'espionnage ou pour lutter contre la criminalité et le fléau terroriste. D'autant plus aisée est d'ailleurs cette vigilance de tous les instants qu'elle bénéficie des fantastiques progrès technologiques survenus en la matière. La différence entre systèmes démocratiques et totalitaires est que dans les premiers, les écoutes téléphoniques sont strictement réglementées. Que les démocraties elles-mêmes ne soient guère à l'abri des abus et des dérives est vrai, hélas. Mais du moins ces irrégularités y sont-elles régulièrement relevées, dénoncées sur la place publique et surtout sanctionnées : ce processus prenant même parfois les proportions d'un véritable séisme politique, comme ce fut le cas pour l'affaire du Watergate qui causa la chute ignominieuse du président américain Richard Nixon.
Notre singulière démocratie a ceci de remarquable qu'elle laisse place à un service des réclamations aussi inopérant qu'hospitalier : depuis le raid historique de Saëb Salam sur les officines de la poste, c'est le plus librement du monde que tout un chacun peut crier au scandale, le problème étant cependant que cela ne sert généralement pas à grand-chose. Ce n'est pas la loi qui fait défaut pourtant. Sur le papier, seules deux procédures, l'une judiciaire et l'autre administrative, existent en effet. La première ne requiert aucune couverture politique, conformément au principe de l'indépendance de la magistrature ; quant à la seconde, elle ne peut être initiée que par les ministres de l'Intérieur ou de la Défense, et nécessite néanmoins un contreseing du chef du gouvernement. Toute autre forme d'écoute est illégale et clandestine : tel serait le cas, si elle se confirmait, de la présence, à proximité directe du ministre des Télécoms, d'un militaire, expert en grandes oreilles, révélée il y a quelques jours par le leader druze Walid Joumblatt.
Toujours sur le papier est prévue la création d'un centre d'écoutes regroupant sous la même ombrelle les divers organismes sécuritaires. Mais dans cette république maintes fois fracassée puis sommairement reconstituée, il y a bien loin du papier à la réalité. Car la classique émulation des polices, phénomène courant sous toutes les latitudes, se trouve aggravée ici par les parts d'État que revendiquent avec âpreté, que défendent jalousement les grands groupes politiques.
Ce n'est pas l'État que servent nombre de ces prétendus serviteurs de l'État (et avec eux, en définitive, les services qu'ils dirigent), mais leur mentor et protecteur, leur environnement socio-
culturel. Preuve en est cette incroyable et déjà vieille incapacité des gouvernements, seraient-ils dits d'union nationale, à nommer des directeurs généraux à la tête de départements pourtant vitaux. Une autre preuve, fort actuelle celle-là, en est la polémique entourant ces caisses de secours aux sinistrés, financées par le contribuable et qui ne réservent leurs prestations parfois qu'à des clientèles politiques bien précises.
Qui en définitive espionne qui au Liban, pays devenu ces dernières années une des cibles privilégiées du terrorisme ? Et quelle autorité fait-elle la part des choses entre écoutes légitimes et utiles, et viol des vies privées à des fins bassement politiciennes ? La réponse devra attendre l'émergence d'un État de droit. Et pour commencer, d'un État tout court. À bon(s) entendeur(s), c'est bien le cas de le dire...

 

Issa GORAIEB

igor@lorient-lejour.com.lb
Par une belle matinée de l'automne de 1970, un fringant Premier ministre, cigare au poing et escorté d'une nuée de reporters-photographes, opérait une descente dans une salle spéciale de la poste centrale, prenant sur le fait les préposés aux écoutes téléphoniques, qu'il congédiait sur-le-champ. Une page noire de...