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Liban - En dents de scie

Tropismes

Quand on me dit qu’une personne est arrivée,
Je suis tenté de demander où, et par quels moyens, et dans quel but !
Seuls se félicitent ceux qui se savent incapables d’aller plus loin.
Amin MAALOUF
Vingt-cinquième semaine de 2011.
Le fauteuil 29.
De plus ou moins illustres fessiers s’y sont assis. Ou avachis. Ou endormis. Ou gouverné le navire french. Tous ont un sacré point commun.
Le fauteuil 29. Celui de Nicolas Bourbon. Le Public du XVIIe le considérait comme le meilleur poète latin de son siècle ; lui, déjà, adorait jouer au Gary/Ajar, brouiller ses identités en signant Nicolaus Borbonius, Horatius Gentilis, ou Petrus Mola. Le fauteuil 29. Celui d’André Hercule de Fleury, cardinal et Premier ministre officieux, presque honteux, de Louis XV : il a passé sa (longue) vie à se chercher une identité, glué à son poste comme un Nabih Berry du Languedoc-Roussillon (on le surnommait Son Éternité) et noyé dans ces vastitudes océaniques et castratrices laissées par ses prédécesseurs, tout de rouge vêtus comme lui : Richelieu puis Mazarin. Le fauteuil 29. Celui de Joseph-François Michaud. Le Savoyard schizophrène aux mille et une identités : commis en librairie, disciple de Rousseau et Voltaire et à la fois ultraroyaliste puis républicain lyrique, Libyen ou Syrien du IIIe millénaire (Ah ! si jamais des rois et de la tyrannie, Mon cœur subit le joug impie...), condamné à mort par la Convention et réfugié en Suisse sur le tombeau de Jean-Jacques, avant de commettre une himalayenne Histoire des Croisades en sept volumes. Le fauteuil 29. Celui de Claude Bernard. Il aurait dû être vigneron, il a fini médecin, physiologiste et philosophe de la biologie ; c’est grâce à lui, surtout, que la carte d’identité du foie humain a pu être à ce point détaillée. Le fauteuil 29. Celui occupé presque par acclamation par Henry (Marie Joseph Frédéric Expedite Millon) de Montherlant. Ses pertes fracassantes d’identité (sexuelle, géographique, généalogique, religieuse...) ont fait de lui un romancier et un dramaturge redoutablement fascinant, chez qui la dentelle devenait virile et dans les paumes duquel le vice flirtait constamment avec la vertu, un amoureux du bassin méditerranéen, des Romains, des Espagnols, des Arabes. Le fauteuil 29. Celui enfin, surtout, de Claude Lévi-Strauss. Le monstre. Le génie. Le démystificateur, le dynamiteur et le révélateur passionné de toutes les structures identitaires possibles et envisageables. L’homme qui constate que du fait même de sa densité actuelle, l’espèce humaine vit sous une sorte de régime d’empoisonnement interne; l’homme qui dit, en pensant au présent et au monde dans lequel il est en train de finir son existence : Ce n’est pas un monde que j’aime. Le passeur. La référence.
C’est de Claude Lévi-Strauss dont Amin Maalouf devra faire le panégyrique. C’est à Claude Lévi-Strauss qu’Amin Maalouf succède au fauteuil 29 de l’Académie française. Il n’y a pas de hasard(s). Ni de coïncidences. Juste une miniforce claire-obscure, inconsciente, fugace, intense qui a fait qu’Amin Maalouf devienne, de par ce qu’il est et ce qu’il a fait, l’heureux locataire à vie de ce fauteuil d’immortel ; de cette épée et de ce costume qu’il serait fort inspiré de commander à, par exemple, Rabih Keyrouz...
Pourquoi l’élection d’Amin Maalouf a-t-elle provoqué cette éruption volcanique de fiertés libanaises et arabes ? Il ne s’agit ni de l’Académie ni du talent du romancier et de l’essayiste. Ni de la défense de la langue française ni de ce chauvinisme béat qui s’enflamme dès qu’une success story individuelle libanaise pointe sur n’importe quel continent. Dans ce siècle numérique, contre lequel même la vénérable dame du Quai Conti ne peut rien, seule prime l’image.
L’image crachée a touché de plein fouet l’Occident, le Liban et, au-delà, le Proche-Orient. L’élection au fauteuil 29 d’Amin Maalouf a rappelé à ceux qui auraient été tentés de l’oublier qu’une immense majorité d’Européens continuent de croire que les vertus de l’ouverture aux mondes, du métissage, du brassage, du choc-fusion salvateur des cultures sont infiniment plus urgentes qu’avant. Qu’il y a des Libanais, des Arabes, c’est là aussi l’immense majorité, qui conçoivent leur destin personnel et collectif autrement que dans la sauvegarde de la dictature syrienne, l’épanouissement du wilayet el-faqih ou l’anéantissement de l’État hébreu. Pour ces Occidentaux et ces Européens de plus en plus engoncés, enferrés, dans leur urticaire de l’autre et leur peur d’autres odeurs/saveurs/couleurs/bruits et qui construisent déjà, fût-ce dans leurs têtes, mille et un murs ; pour ces Arabes et ces Libanais déterminés à rendre gloire, dans les esprits et dans les rues, à l’obscurantisme, à la régression, aux tee-shirts noirs et à la vampirisation de l’État, l’image d’Amin Maalouf sous la coupole est un retentissant camouflet. Un échec. Une humiliation. Une raison nécessaire et suffisante pour de nouvelles croisades, de nouveaux jihads.
C’est grâce à ses identités, aussi meurtrières que rédemptrices, qu’Amin Maalouf a (tout) gagné. Un triomphe qui vient ricocher de plein fouet sur une actualité libanaise où la crise identitaire frôle la pandémie, entre une censure qui n’a jamais été aussi stupide (Green Days de l’Iranienne Hana Makhmalbaf et Chou Sar ? du Libanais De Gaulle Eid interdits d’écran viennent engraisser une longue et infâmante liste de torquemaderies : à quand une révolution culturelle? ), des mentalités jamais aussi sclérosées (Dar el-Fatwa et bien d’autres en silence qui rejettent le projet de loi sur la protection des femmes de la violence familiale, à l’ombre d’un gouvernement Mikati machiste et laid à en crever : à quand la révolution du clitoris ? ) et un Hezbollah, en plein tsunami identitaire à lui tout seul, dont le secrétaire général, qui s’est sans doute rêvé en présentateur d’une télévision d’État syrienne et qui l’a fait hier, prépare gentiment, sans avoir l’air d’y toucher, son opinion publique à l’acte d’accusation du Tribunal spécial pour le Liban : s’il y a eu des espions dans nos rangs, il est très possible qu’il y ait eu des assassins, a-t-il fait comprendre.
Rarement Amin Maalouf, véritable épitomé de l’identité libanaise, n’aura été aussi nécessaire. Et même suffisant.
Vingt-cinquième semaine de 2011.Le fauteuil 29. De plus ou moins illustres fessiers s’y sont assis. Ou avachis. Ou endormis. Ou gouverné le navire french. Tous ont un sacré point commun.Le fauteuil 29. Celui de Nicolas Bourbon. Le Public du XVIIe le considérait comme le meilleur poète latin de son siècle ; lui, déjà, adorait jouer au Gary/Ajar, brouiller ses identités en signant...
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