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Dossiers Moyen-Orient - Reportage

Les maronites de Chypre, leurs problèmes d’intégration, leurs questions identitaires

La guerre de 1974 fut un choc pour la communauté maronite de Chypre qui vivait isolée dans quatre villages. Aujourd'hui, les fidèles tentent de revenir sur leurs terres alors qu'ils affrontent un autre grand problème, celui de l'assimilation, à travers les mariages mixtes avec les grecs-orthodoxes.

Les drapeaux de la Turquie et de Chypre du Nord flottent près de l’église Saint-Georges à Kirmakitis. Photo Antoine Ajoury

Dimanche, dix heures. Une centaine de personnes discutent devant l'église Saint-Michel, dans le village maronite d'Asomatos, situé dans la partie turque de Chypre. Ils ont le droit de venir uniquement les dimanches pour célébrer la messe. Malgré les maisons vides et la présence de soldats turcs, l'ambiance est joviale, détendue. Des enfants jouent au ballon devant l'église. À l'ombre de grands arbres centenaires, les parents causent autour d'un café. Les accolades et les embrassades se succèdent chaque fois qu'une famille arrive. Les fidèles profitent de ce jour chômé pour venir de la partie sud de l'île, afin d'affirmer leur présence et leur attachement au village qu'ils ont dû quitter en 1974, après la guerre dont l'issue fut la division de Chypre.
La messe commence au rythme de cantiques arabes, syriaques et grecs. Une variété qui montre la richesse d'une communauté installée sur l'île depuis le VIIIe siècle. Les enfants et les jeunes sont au cœur de la cérémonie. Ils tiennent les bougies, l'encens, récitent les prières et les vœux. Et ils portent dignement les portraits de la Vierge, de saint Charbel et de sainte Rafqa durant la procession, sous les regards fiers et émus de leurs parents et de leurs grands-parents.

1974, la tragédie
L'histoire d'Asomatos est semblable aux trois autres villages maronites de Chypre : Kormakitis, Karpasha et Ayia Marina. Leurs populations ont dû être évacuées suite à l'invasion turque, laissant derrière elles des champs fertiles, des maisons détruites et des églises vides.
« Pour les maronites de Chypre, il y a un avant et un après-1974 », explique Antonis Skoullos, la cinquantaine, directeur d'une grande boîte spécialisée dans le sofware. Avant la guerre de 1974, près de 80 % des maronites vivaient dans ces villages. Des villages à 100 % maronites, sans véritable vie en commun avec les autres communautés grecques et turques de l'île. « Ils avaient leurs propres caractéristiques, culture, tradition, écoles, ainsi que leur propre église, ajoute-t-il. Ils vivaient une vie rurale. Cette stabilité influençait leur appartenance et leur façon de vivre », ajoute Mary Katsioloudi, directrice d'un centre de soins pour les handicapés.
Après 1974, les quatre villages maronites furent occupés par l'armée turque. « La grande majorité des villageois ont dû quitter leur village et se réfugier dans les régions libres où les maronites ont été dispersés aux quatre coins de la partie grecque, comme à Nicosie, Limassol, Larnaka et Paphos. La vie simple du village a disparu au profit d'une nouvelle donne : la vie dans les villes », affirme M. Skoullos.
Selon Mary Katsioloudi, « les maronites ont subi le sort de nombreux autres Chypriotes : déplacement, déracinement, et état de réfugié. Ils ont perdu les attaches avec ce qui était leur existence jusque-là, et ont dû opérer un nouveau départ sur une terre nouvelle. La ville est devenue leur quotidien avec un sentiment d'insécurité ». Période difficile, marquée par des familles divisées entre les villages dans la partie turque et les villes dans la partie grecque.

Les enclavés et les déplacés
« Les maronites sont divisés en deux groupes. Les enclavés, ceux qui sont restés dans leur village, et les déplacés, ceux qui ont fui vers la partie sud de l'île », explique John Karis, un homme d'affaires. En 1974, ils étaient plus d'un millier à rester à Kormakitis, une trentaine à Asomatos, un peu moins de cent à Karpasha, et deux ou trois personnes seulement à Ayia Marina. Avec le temps, le chômage, la fermeture des écoles, les villages ont fini de se vider. « Il y a eu une rupture sociale. Tous les jeunes sont passés dans la partie grecque. Il ne reste que les vieux », s'indigne M. Karis. Aujourd'hui, Kormakitis compte 130 habitants permanents, Karpasha une vingtaine, Asomatos une vieille personne. Ayia Marina est vide.
« Au début, les conditions de survie étaient très difficiles, surtout que les liaisons entre les deux parties de Chypre étaient coupées. Le Liban a essayé de nous aider. En 1976, l'archevêque Farah est venu à Chypre pour s'enquérir de la situation des réfugiés maronites. Ensuite, les bons offices du très dynamique ambassadeur libanais à Nicosie, Mounir Takkiedine, ont permis de visiter la partie nord de l'île pour rencontrer nos parents », se souvient-il.

La vie reprend à Kormakitis
Depuis quelques années, il est très facile de traverser la ligne de démarcation. Et il est possible de rester une dizaine de jours dans la partie turque de l'île. « Nous avons restauré nos maisons à Kormakitis. Et le plus important, nous avons maintenant le droit de succession. Ce qui est un avantage exceptionnel pour les maronites », note John Karis, qui ajoute toutefois que ce droit, « en l'absence de solution politique, reste insuffisant ».
Il n'en demeure pas moins qu'à Kormakitis, la vie reprend petit à petit. Les deux restaurants du village ne désemplissent pas. Le premier accueille un bus rempli de touristes libanais, le second, des touristes turcs et allemands venus de Turquie pour découvrir cette région aux paysages toujours sauvages. La propriétaire est ravie. « Pendant longtemps, nos seuls clients étaient les Turcs et les Chypriotes turcs. Nous avons toujours eu d'excellentes relations avec eux », déclare-t-elle. C'est également l'opinion du père Anthony Frangiskou, le curé du village. Et celle de Yola Hadjirousou, une retraitée consacrant son temps libre aujourd'hui à la communauté, et qui raconte que les Turcs n'ont pas fait de mal aux villageois maronites. « Les habitants des villages voisins venus avec les Turcs nous ont aidés, parce que nous avons toujours été amis avec eux », se souvient cette femme frêle au sourire continuel, avant de rendre un hommage appuyé aux sœurs franciscaines qui ont joué un rôle important dans la survie du village. « Elles faisaient le tour de toutes les maisons, chaque jour, pour prendre soin des vieux et des malades », ajoute-t-elle, les larmes aux yeux.

La traversée du désert
Dans le côté grec de l'île, les maronites ont été dispersés. Pendant près de 20 ans, ils ont dû lutter pour se rassembler à nouveau et préserver leur identité, loin de leur village d'origine. Ce fut très difficile. « Le combat était double : ne pas perdre notre foi, et ne pas perdre les membres de notre communauté », affirme Antonis Skoullos. En outre, une grave crise économique et financière a ébranlé les familles maronites, à l'instar de tous ceux qui ont été déplacés à cause de la guerre. « Nous avons perdu nos terres et nos maisons. Ainsi, durant les 20 premières années, le but primordial était, naturellement, de survivre, de trouver un boulot et de l'argent. Les besoins spirituels ont été mis de côté », ajoute ce père de trois enfants. Selon lui, « la nouvelle génération de maronites a perdu ses instruments identitaires. Les jeunes vont maintenant dans des écoles grecque-orthodoxes. Ainsi, leur identité est influencée par une autre forme d'éducation, une autre culture, d'autres valeurs. Ils ont d'autres amis d'une autre confession. »
« Nous perdons jour après jour notre identité. Nous sommes absorbés par les grecs-orthodoxes. Surtout la nouvelle génération, qui entretient d'excellents rapports avec eux. Le danger est d'autant plus grand que nous sommes très proches l'un de l'autre. Nous avons la même culture, nous parlons la même langue. Les relations entre les deux communautés sont très bonnes », renchérit Andreas Makrides, considéré aujourd'hui comme un pilier de l'ancienne génération.

Les dangers des mariages mixtes
Pour Mary Katsioloudi, « nous affrontons actuellement une nouvelle réalité. La réalité des maronites qui ont été déracinés, mais qui ont réussi, petit à petit, à refaire leur vie dans de nouvelles conditions. Nous sommes confrontés à un problème d'identité, d'intégration, et de survie en tant que maronites ».
Une grande partie des déplacés qui vivent dans la partie sud de l'île appréhendent les mariages mixtes entre maronites et grecs-orthodoxes. Selon eux, aujourd'hui, 70 à 80 % des mariages sont mixtes.
Mario Mavrides, un économiste et candidat aux prochaines élections législatives, est encore plus alarmiste : « Je crois qu'à l'avenir, les maronites seront absorbés par la communauté grecque-orthodoxe. Ce processus a déjà commencé, ils finiront par disparaître. Seuls l'Église et les leaders politiques vous diront le contraire. Il y a 17 ans, j'avais écrit un article exposant mes idées, intitulé "Les maronites, une communauté en crise". Aujourd'hui ce sera : "Les maronites, une communauté en voie d'extinction". Nous avons dépassé le point de non-retour. Certains sont toutefois indifférents face au danger. Surtout que, à Chypre, les maronites sont très proches culturellement des grecs-orthodoxes. La différence est négligeable. »
La communauté ne semble toutefois pas baisser les bras. « Depuis plusieurs années, nous travaillons au sein de l'Église pour réunir les fidèles et créer des liens forts entre les maronites », indique Marilena Kirmizi, une jeune maronite très active au sein de sa communauté. D'après cet professeur d'anglais aux cheveux blonds et bouclés, « la situation actuelle ne permet pas aux jeunes de s'installer d'une manière permanente dans leur village d'origine. Ils n'ont pas l'infrastructure et les facilités nécessaires pour attirer la jeunesse. Mais nous organisons des randonnées, des week-ends spirituels, et plein d'activités pour encourager les jeunes à visiter leur terre d'origine ».
L'archevêché maronite à Nicosie ressemble, quant à lui, à une fourmilière. Les réunions entre jeunes, entre femmes, se succèdent toute la journée. Une chorale formée par une jeune Libanaise prépare de nouvelles litanies, conjuguant des musiques syriaques et des paroles grecques. Le soir, après la messe, des agapes ont lieu, réunissant jeunes et moins jeunes autour d'un appétissant buffet de gâteaux grecs et libanais. Les fidèles bavardent, les enfants jouent, et le prêtre s'enquiert de ceux qui ne sont pas venus.
Un noyau dur s'est formé au fil des ans, dont l'objectif est de resserrer les liens entre les maronites dispersés dans les villes. Un noyau regroupant l'archevêque, le représentant de la communauté au Parlement, et bien d'autres personnalités désirant préserver la présence maronite sur l'île.
Sur le terrain, plusieurs églises ont été construites dans différentes paroisses pour permettre aux fidèles de se réunir et de prier ensemble. L'installation du siège de l'archevêché de Chypre sur l'île dans les années 90, alors qu'il était auparavant au Liban, a également été un stimulateur essentiel pour la renaissance de la communauté. Aujourd'hui, l'archevêché est dirigé par Youssef Soueif, la cinquantaine, qui a succédé à Boutros Gemayel. Les nouvelles technologies, comme Internet, sont également d'une grande aide. Des clubs culturels et sportifs se sont aussi formés pour regrouper les gens. Une école primaire a été construite et un groupe de scouts, ainsi qu'une banque coopérative, mis en place. « Tous ces éléments ont contribué activement à sauvegarder l'identité maronite. Un changement considérable a commencé à avoir lieu ces dix dernières années, grâce notamment à l'énorme investissement que nous avons fait pour notre jeunesse », ajoute M. Skoullos.

La solution, le retour aux villages
Mais pour M. Karis, « la seule solution est de retourner à nos villages. Les discussions entre les Chypriotes turcs et grecs sont au point mort aujourd'hui. Et tout retard sera fatal pour les maronites ».
Pour Marios Mavrides, il ne faut pas attendre la résolution du conflit chypriote. Il faut créer un fonds d'un ou deux millions d'euros, et investir dans les villages, construire de petits logements, des commerces, une école, et offrir des facilités aux couples et aux jeunes qui veulent s'y installer. Il faut les encourager. Le but étant de faire venir au moins une vingtaine de familles. Si le projet réussit, d'autres viendront et s'installeront dans les villages. L'idée est de reconstruire une communauté. « La région est extrêmement belle. La nature est riche, les paysages féeriques, le climat est superbe. Nous pouvons profiter de cette situation pour investir dans le tourisme. Des restaurants, des auberges, des chalets. Sans oublier les petites industries, comme la fabrication du fromage ou de l'huile d'olive. Les investisseurs libanais maronites pourraient également être intéressés par ces projets », ajoute M. Karis.
Le Vatican ainsi que d'autres pays européens catholiques, comme la France, l'Italie ou le Portugal, jouent d'ailleurs déjà un rôle important de soutien aux maronites. « Mais nous espérons également que le nouveau patriarche puisse nous aider, à travers le gouvernement libanais qui a de bonnes relations avec la Turquie, pour trouver une solution positive pour les maronites de Chypre, surtout que c'est à Ankara que les décisions sont prises », laisse-t-il entendre.

L'ouverture vs le repli
Malgré ces cris d'alarme, les fidèles affichent une certaine sérénité et un certain optimisme. « La terre, le village sont un critère important dans une construction identitaire. Mais ils ne sont pas les seuls. Ce qui fait une communauté, ce sont les individus. Si on n'a pas la chance de retourner dans nos villages, nous ne seront plus maronites ? » se demande Eliana Maltezou, une jeune enseignante débordant d'énergie et de dynamisme. Pour elle, « les appels à revenir dans nos villages représentent la solution de facilité. Notre force doit venir de notre capacité à nous adapter. Nous voulons avoir une relation interculturelle avec les autres communautés, et pas seulement multiculturelle ou une simple coexistence avec les autres ». Et de poursuivre : « Il nous revient de renforcer notre identité face aux dangers extérieurs. L'identité se construit à travers le dialogue avec l'autre et non pas à travers le repli sur soi. Il suffit de s'ouvrir au monde. À Chypre, nous sentons que nous sommes une minorité, que nous sommes peu nombreux, et donc, nous avons peur et nous nous refermons sur nous-mêmes pour nous protéger. » Or l'identité est un concept dynamique, insiste la jeune femme, elle évolue, elle change. Il faut accepter ce changement. Même son de cloche chez Mary Katsioloudi pour qui « nous sommes maronites de langue et de culture grecques. Cette pluralité doit être vue comme une richesse ».
« Le vrai danger vient du fait que la communauté a la même attitude que les talibans : tout ce qui n'est pas maronite n'est pas bien. C'est du fanatisme religieux. Les maronites sont les descendants des Phéniciens, ils sont supposés avoir la capacité de vivre harmonieusement avec les autres sans problèmes », s'insurge pour sa part l'homme d'affaires Antonis Hadjiyiannakis, 70 ans. Selon lui, « les maronites de Chypre vivent aujourd'hui dans les meilleures situations et circonstances dans lesquelles ils ont jamais vécu ». Le nouvel archevêque, Mgr Youssef Soueif, grâce à sa vivacité et ses nouvelles idées, est une aubaine pour eux. Il est en train de forger la communauté spirituellement et institutionnellement et a réussi à gagner le respect des autorités religieuses orthodoxes et du gouvernement chypriote. Lors d'une récente rencontre entre l'archevêque maronite et le président chypriote, ce dernier a affirmé avoir « le privilège d'être l'ami de Monseigneur Soueif ». Les maronites bénéficient en outre de l'impact et de la gloire de la visite du pape, l'année dernière.
« Où en sommes-nous vraiment aujourd'hui ? s'interroge M. Hadjiyiannakis, lui-même consultant. Nous devons avoir des données factuelles. Il faut engager des experts et faire le point de la situation des maronites avant de tirer des conclusions hâtives. À la lumière du diagnostic, nous pourrons nous poser les questions suivantes : que voulons-nous, et comment y arriver ? »
« Aujourd'hui, nous regardons vers l'avenir. Chypre fait partie de l'Union européenne, et nous sommes donc des citoyens européens. Dans ce contexte, notre culture, nos spécificités et nos droits en tant que minorité sont garantis. Nous jouissons non seulement de nos pleins droits, mais aussi de plein d'opportunités, et nous bénéficions de l'aide du gouvernement pour préserver notre identité », se réjouit de son côté M.
Skoullos.
D'après Mary Katsioloudi, « le danger est une réalité subjective. Ce qui est une menace pour certains est un défi pour d'autres, affirme-t-elle. Il faut développer notre communauté en la gardant toujours ouverte. Ce qui est important, c'est de laisser pour ceux qui viennent après nous, un héritage. Le fait que nous, maronites, ayons survécu sur cette île pendant des siècles n'est pas un hasard ». Et de rappeler, que « les conditions de vie de nos grands-parents étaient bien pires que ce que nous vivons aujourd'hui ».
Dimanche, dix heures. Une centaine de personnes discutent devant l'église Saint-Michel, dans le village maronite d'Asomatos, situé dans la partie turque de Chypre. Ils ont le droit de venir uniquement les dimanches pour célébrer la messe. Malgré les maisons vides et la présence de soldats turcs, l'ambiance est joviale, détendue. Des enfants jouent au ballon devant l'église. À...

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