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Liban - Portrait

Gérard Bejjani, ce bateau ivre de pudeur, d’éclat et de générosité...


Jamais le titre de « chevalier » ne fut porté avec autant de ferveur et de passion, d'élégance et de raffinement, de rigueur et de lucidité...
Gérard Bejjani, cet homme que l'ordre des Palmes académiques a su distinguer hier avec l'intelligence du cœur, a l'éloquence paradoxale des grands timides, l'éclat des grands esthètes, la passion des grands humanistes, la discipline des grands ascètes, la discrétion et l'humilité des grands esprits. Un mélange indéfinissable, un oxymore d'esprit et de chair, comme un bateau ivre de pudeur, de magnificence et de générosité qui descend depuis vingt ans les fleuves impassibles de l'enseignement, insoucieux de tous les équipages, de toutes les contingences, des clapotements furieux de toutes les marées - et quelles marées !
Ses ailes de géant ne l'empêchent pas de marcher, contrairement à l'Albatros de Baudelaire. Bien au contraire.
Depuis vingt ans, sans jamais perdre le sens de la mission, avec une rigueur presque maladive endiguant inéluctablement un feu de joie, un feu grégeois, une flamme chatoyante, Gérard Bejjani, se baigne dans le Poème de la Mère-Beauté - cette chimère, cette déesse, cette muse avec laquelle il entretient sans jamais se lasser des correspondances invisibles - dévorant les azurs verts de la culture, où, flottaison suprême, il entraîne ses étudiants ravis dans la frénésie des bleuités et des délires, dans l'abîme de l'Art où fermentent soudain les rousseurs amères de la jeunesse et de l'Amour...
Pour qui fait partie du cercle des initiés, pour ceux qui ont suivi un jour un cours du maestro, ces propos n'étonneront guère, même s'ils décevront. Car comment décrire l'invitation au voyage, la synesthésie, l'élévation, pour qui n'a jamais pris part au rituel initiatique, pour qui n'a jamais passé l'épreuve totémique qui mène aux illuminations ?
Pourtant, rien ne prédisposait Gérard Bejjani à suivre ce chemin tortueux mais néanmoins délicieux. Pas de fées, encore moins de contes de fée au berceau pour cet enfant, incarcéré par le surmoi paternel dans les schémas traditionnels de cette incontournable et imbécile nécessité bien de chez nous : réussir en société - et oublier, partant, les méditations poétiques et les rêves d'enfants. Le Bejjani qui refuse encore de se révéler à soi-même et au monde entre donc en mathématiques comme on entre au couvent, avec dévotion et excellence, comme il le fera toujours, pour tout le reste. Il décroche son 19 en maths au baccalauréat et, dès sa première année d'université en 1984, commence à enseigner cette matière. L'enseignement, lui, est une vocation très tôt ressentie, lorsque, préparant ses exercices de géométrie, l'enfant Bejjani s'invente des classes fictives peuplées de camarades et se transforme ainsi tous les soirs déjà, entre les murs de sa chambre, en « maître » imaginaire, pour mieux (se) transmettre le savoir, pour mieux assimiler la leçon. Puis, après les mathématiques, ce sera l'informatique à l'université, en France, toujours sous l'impulsion du père, pratique, pragmatique, toujours avec la même rigueur et les mêmes résultats, brillants. Mais le jeune Bejjani veut atteindre sa chimère, s'envoler avec les oiseaux de passage, les sauvages, les fous.
De retour à Beyrouth, il se découvre l'âme d'un voyageur (spirituel) sédentaire et retrouve l'amour maternel et le cocon familial, premier paradoxe d'une longue série. Il se tourne alors vers la littérature. C'est le début d'une longue passion, tumultueuse et pourtant si pudique, partagée avec des centaines et des centaines d'étudiants dans un festin magique et dionysiaque, et qui n'en est encore, après vingt ans d'enseignements, à 45 ans, qu'à ses débuts.
Les étoiles du monde littéraire, Gérard Bejjani les contemple depuis longtemps. Il n'en a jamais détourné les yeux, malgré la diversion logique, cartésienne. Il est entraîné, tout simplement, vers les mots, comme un bateau ivre pris en mer démontée, dans des vers si bleus qu'il se sent parfois des envies de dériver, de quitter cette architecture que la raison lui impose et qui le contient, pour se laisser emporter dans un exutoire merveilleux, libérateur. Enfant, déjà, il retient les vers de Racine, les maximes de La Rochefoucauld, avec un côté un peu théâtral. Il se passionne pour Flaubert, avec lequel il partage l'amour du beau, de ce qui est bien construit, charpenté, et dont le Madame Bovary restera son livre de chevet. Il découvre Pascal aussi, dont la rigueur des Pensées fascine le jeune adolescent de 13-14 ans, ou encore Boileau, ce mélange de sublime et de pureté, avec des structures de phrases parfaites, qui enchante ce grammairien tatillon et acharné qui l'habite. Et puis Rimbaud, évidemment, plus tard, le magicien, l'alchimiste, qui le transporte dans un univers invisible et qui menace de rompre ces digues soigneusement, laborieusement construites pour contenir sa passion...
Mais l'âme sœur, le compagnon, l'architecte (diabolique) de la reconnaissance, ce sera Jules-Amédée Barbey d'Aurevilly, cet écrivain qui maîtrise à merveille un paradoxe que Gérard Bejjani fera sien, et dont il usera dorénavant avec tous ses élèves et ses étudiants, pour libérer ce dieu-démon de la Beauté qui sommeille en eux : le binôme provocation-dandysme, celui de la fascination et de la provocation dans la narration. Flaubert est la raison, Rimbaud la déraison ? Barbey d'Aurevilly sera, bien au-delà, le mentor qui le mènera au bout du parcours initiatique et auquel il consacrera une thèse de doctorat. L'enfant, l'adolescent, est devenu un maître, très jeune. Désormais commencera le règne de l'indescriptible, de l'indicible, de l'invisible : celui qu'il continue d'entretenir aujourd'hui avec ses étudiants, porté par ces deux forces inaliénables qui sont en lui, celle de l'émotion sauvage, vivifiante, exacerbée jusqu'à la passion et celle de la construction lente, rigoureuse et méthodique, avec, en plus, perles bien rares, la modestie, l'humilité et le souci de la cohérence et du don de soi.
C'est cette dualité généreuse et géniale au service de la culture française et francophone, et, au-delà, de l'Homme, que la France a reconnu hier, dans un geste exceptionnel de gratitude. Qu'elle soit un million de fois remerciée.
Dans la mine à l'abandon, obscurcie par tant et tant de poussière, noircie par le charbon, il y a encore de valeureux prospecteurs pour déceler les diamants - même ceux qui sont pudiquement, sobrement, profondément enfouis dans le sol.
Jamais le titre de « chevalier » ne fut porté avec autant de ferveur et de passion, d'élégance et de raffinement, de rigueur et de lucidité... Gérard Bejjani, cet homme que l'ordre des Palmes académiques a su distinguer hier avec l'intelligence du cœur, a l'éloquence paradoxale des grands timides, l'éclat des grands esthètes, la passion des grands humanistes, la discipline des...
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