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Culture - Rencontre

Peter Sellars : « Le monde est une tragédie grecque »

Enfant prodige (et terrible) des planches internationales, Peter Sellars a désigné la Libanaise Maya Zbib comme protégée dans le cadre du programme Rolex de mentorat artistique. Le pétillant agitateur et activiste pour « une scène qui dénonce », marqué par une vision politique et spirituelle, a fait une escale d'une semaine à Beyrouth afin de situer la jeune Libanaise dans son milieu natal.

Peter Sellars, figure atypique et prolifique du théâtre américain.  Photo Hassan Assal

Chemise à motifs africains, longs sautoirs au cou, cheveux dressés sur le crâne, regard bleu pervenche et sourire qui va droit au cœur. Peter Sellars (à ne pas confondre avec le feu comique britannique Peter Sellers) salue son interlocuteur d'une inclinaison du buste, ses mains jointes se posent un instant sur son front. Globe-trotter infatigable, l'homme a de toute évidence assimilé en lui un foisonnement de cultures et d'idées qui lui collent aux semelles... et à la peau. L'un des plus inventifs et l'un des plus branchés (ce petit homme survolté, aux cheveux indomptables, est une pile électrique) sur le monde autour de lui.
Chroniqueur acerbe de l'Amérique, il milite auprès des déracinés et des démunis. Précoce (il a été nommé à 26 ans directeur de l'American National Theater au Kenndey Center de Washington), prolifique (à 30 ans, il comptait à son actif une centaine de mises en scène) et « successful » (lauréat du Mac Arthur Fellowship et du Erasmus Prize), il enseigne actuellement l'art et les cultures du monde à l'université de Californie à Los Angeles et il donne des conférences à l'École de journalisme de l'université de Berkeley.
Initialement, Sellars a démarré sa carrière au théâtre. Très vite, le talentueux rebelle des scènes contemporaines fait sortir cette discipline d'elle-même. Il la confronte à l'opéra, à la danse, à l'image. Et inversement. Son credo : « Exits and entrances », ou « sortir du théâtre, entrer dans l'opéra » pour « en faire un spectacle moderne, c'est-à-dire vivant ». En mélangeant les styles, les époques, les cultures, il réactualise l'ancien. Certes, il respecte le texte classique, mais, pour lui, « le théâtre possède un sens du temps, c'est le présent ». Ses Noces de Figaro se déroulaient dans la tour Trump, son Cosi fan tutte dans le Bronx, son Don Juan dans les bas-fonds de New York. Dans l'opéra de John Adams Nixon in China, il mettait en scène la conjoncture politique actuelle, son Jules César d'Haendel représentait le conflit au Moyen- Orient.

La justice pour tous
Ses mises en scène d'opéras du XXe siècle, comme St François d'Assise, d'Olivier Messiaen, Matisse le peintre, de Paul Hindemith, Le Pavillon des Pivoines, de Tang Xianzu, Le Grand Macabre, de Györgi Ligeti sont entrés dans la légende. Qu'il fasse du théâtre ou qu'il mette en scène un opéra, Peter Sellars fait un travail engagé. Un travail politique, qui n'a rien à voir avec les partis politiques. C'est plutôt une dimension du politique qui concerne l'humanité : elle envisage un lieu miroir où chaque être humain puisse trouver sa propre image.
« Nous demandons tous la justice. Nous la recherchons, affirmait-il devant une assemblée d'artistes et d'invités lors d'une rencontre au théâtre al-Madina. Elle nous manque cruellement. La justice est devenue un mot tellement usurpé qu'il en a perdu le sens véritable. »
« Nos sociétés ne réagissent plus devant l'erreur, a-t-il ajouté. C'est choquant. La raison pour laquelle le théâtre existe est justement pour dire non. Pour marteler : nous demandons la justice. Sur les planches, des hommes et des femmes pleins de courage, annonçant à leur public : dans cet espace que nous partageons ce soir, durant cette séance théâtrale, vous allez goûter à la justice. »
Il vise donc un théâtre non spectaculaire, un lieu de dialogue, de rencontre de l'autre. « Je crois qu'à ce moment-là, le théâtre est un lieu où les rencontres sont possibles et essentielles, mais pas forcément simples. Au contraire, on peut discuter des choses très compliquées et douloureuses, qui concernent toute une société. Le théâtre est un lieu où tous les êtres humains sont égaux. À partir de là, on peut commencer à construire notre avenir. »
Le point de départ de son travail est une vision morale. Une vision qui cherche la solution pour agir selon la justice, sans arrogance.
Dans ses spectacles, il joue les métissages. Et joue avec des artistes venant de pays très différents. « Le théâtre c'est cela : inviter à la table des gens divers et responsables qui arrivent à trouver un plan commun de dialogue. Pour moi, à la base du théâtre, il y a ce geste : inviter les gens qui sont concernés à prendre leur place à table et rompre le pain. »
Décidément en colère contre un système américain qui « enfonce le pays dans la pauvreté et l'ignorance », il affirme que lors des élections qui se sont tenues il y a un mois aux States, « quarante milliards de dollars ont été dépensés en campagnes électorales. Quarante milliards de dollars pour museler la vérité. Partout, l'on n'entend plus parler que les dollars. Si quelqu'un prend la parole à la télévision, c'est qu'il a été payé pour le faire. Si quelqu'un apparaît dans les colonnes d'un journal, c'est pour les mêmes raisons ».
Et le metteur en scène d'enfoncer le clou : « En Californie, nous avons décidé de ne pas donner à manger aux pauvres. Mais de financer plutôt la construction de nouvelles prisons. Trente écoles sont fermées chaque mois. Nous avons décidé que les prochaines générations n'iront plus aux écoles mais passeront leur vie dans les prisons. Depuis 1984, nous avons bâti plus de prisons que les régimes de Mao Tsé-Toung et Staline réunis. »
La solution, alors ? « Elle est très simple, scande Sellars. Je dis toujours à mes étudiants : "Tout ce que l'on vous paye pour le faire, ne le faites pas. Efforcez- vous plutôt de faire ce que personne ne vous paie de faire." »

Il y a 2 400 ans, Euripide...
Pour Sellars, le monde est une tragédie grecque. Le metteur en scène puise donc dans cette littérature antique, laquelle constitue pour lui non pas des thèmes à dépoussiérer ni une belle matière d'inspiration, mais bel et bien un formidable « think tank » sur l'actualité. Et l'artiste de donner un exemple. « Il y a 2 400 ans de cela, Euripide écrivait une pièce sur les réfugiés qui aurait pu être écrite ce matin même. Il y a 2 400 ans de cela... Mais les réfugiés, les "personnes déplacées", n'ont jamais été aussi nombreux qu'en ce début de XXIe siècle. Jetés dans des camps, certains depuis plusieurs décennies, ils vivent dans une quasi-indifférence accentuée par la multiplicité des conflits. »
Sellars explique alors comment il a adapté les Héraclides d'Euripide, en faisant intervenir, avec les acteurs, de véritables réfugiés.
« Les pièces des grands dramaturges contiennent en germe une vision intemporelle des problèmes qui devraient tous nous préoccuper », dit Sellars. Cette modernisation à plusieurs niveaux relève de la même stratégie : celle d'amener, voire de contraindre les spectateurs à comprendre, réellement voir, ce qui les entoure, dans ses injustices et ses aliénations, que ce soit la guerre, la pauvreté ou l'immoralité diffuse. Il ne serait donc pas abusif de dire que son théâtre est un théâtre engagé. Lui-même croit d'ailleurs que « l'engagement politique est une composante essentielle de l'histoire de l'art ».
Et c'est ici que Peter Sellars rend enfin hommage à sa nouvelle protégée, Maya Zbib, en guise de reconnaissance pour son travail, « qui va à l'encontre de sa propre vision à lui, humaniste et engagée », mais aussi envers Zoukak, cette association culturelle dont Zbib est une des cofondatrices. « Voilà six artistes, venus de milieux différents, ayant décidé de travailler en groupe. À une époque où la démocratie ne veut presque rien dire, ces six jeunes gens-là réinventent chaque jour. »
« Nous avons besoin d'artistes beaucoup plus informés sur les questions humaines et politiques internationales, avec beaucoup plus d'expérience dans l'univers des différentes cultures et leurs points d'intersection. » D'où l'importance, pour lui, de l'initiative de Rolex. Où l'argent est mis, pour une fois, au service de la diversité, du dialogue, de l'enrichissement artistique.
Son obsession ? « Affirmer les mêmes valeurs et droits pour chaque être humain. » Une leçon pour les politiciens d'aujourd'hui, d'ici et d'ailleurs.

Chemise à motifs africains, longs sautoirs au cou, cheveux dressés sur le crâne, regard bleu pervenche et sourire qui va droit au cœur. Peter Sellars (à ne pas confondre avec le feu comique britannique Peter Sellers) salue son interlocuteur d'une inclinaison du buste, ses mains jointes se posent un instant sur son front. Globe-trotter infatigable, l'homme a de toute évidence assimilé en...
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