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Nos Lecteurs ont la Parole

L’armée libanaise prise au piège de la classe politique

Par Nadim HASBANI
Les heurts à Bourj Abi Haïdar en août dernier ainsi que les accrochages frontaliers entre l'armée libanaise et l'armée israélienne - qui ont fait trois morts du côté libanais et un du côté israélien - ont mis en exergue le rôle primordial de l'armée libanaise dans le maintien de la stabilité au Liban. Cependant, si les politiques parlent volontiers du renforcement de l' armée, en réalité la plupart d'entre eux ne veulent pas que le Liban soit doté d'une armée nationale puissante. Car qui dit armée puissante dit institutions étatiques renforcées qui limiteraient donc l'emprise de la classe politique féodale en place depuis des décennies.
Or, la faiblesse actuelle des institutions étatiques permet aux hommes politiques d'offrir à leurs partisans, sous forme de corruptions diverses, des services médicaux, éducatifs et sociaux...Si les Libanais décident un jour de s'atteler sérieusement au renforcement de leur armée, ils devront d'abord mettre en place une véritable stratégie de défense et augmenter les dépenses militaires.
Après la fin de la guerre civile au Liban en 1991, la Syrie a occupé une place centrale sur la scène sécuritaire. Elle a marginalisé l'armée libanaise, tout en la maintenant loin de l'attention internationale. Après le retrait syrien du Liban en 2005, l'armée a commencé à se réarmer lentement et à s'équiper en tant que force de combat. Toutefois, en l'absence d'une industrie de défense locale et d'un véritable budget pour les acquisitions militaires, l'armée doit principalement compter sur les donations étrangères. Les États-Unis et d'autres pays ont commencé à prendre conscience des besoins de l'armée libanaise quand cette dernière est venue à bout d'un groupe proche d'el-Qaëda du camp de réfugiés palestiniens de Nahr el-Bared, en 2007. Une armée sous-équipée et sous-entraînée fut envoyée mener des combats en milieu urbain. Les commandants dirigeaient les combats à partir de téléphones portables ordinaires. Les soldats combattaient avec peu de munitions, sans véritable soutien aérien, et disposaient de renseignements limitées. L'armée remportera la bataille au bout de quelques mois, mais elle lui coûtera 169 soldats.
Cette confrontation a braqué les projecteurs sur la valeur potentielle de l'armée libanaise et sur l'intérêt d'avoir un État puissant, capable de limiter la prolifération et l'infiltration de violents groupes extrémistes au Liban. Cependant, en raison de l'état de guerre persistant entre le Liban et Israël, la plupart des pays occidentaux n'étaient prêts à fournir au Liban que des équipements militaires insuffisants, de seconde main et obsolètes. Depuis 2006, le Liban a reçu des États-Unis une aide d'une valeur de 600 millions de dollars : véhicules, pièces de rechange pour les vieux avions, canons Howitzer, munitions, armes légères, matériel radio et sessions de formation. Des aides importantes furent également fournies par les Émirats arabes unis (hélicoptères Gazelle et Puma) et, à un moindre degré, par l'Allemagne (navires côtiers de patrouille), la France (formation), le Royaume-Uni (pièces de rechange) et la Belgique (ambulances et véhicules de transport blindés). Un soutien dont le Liban avait urgemment besoin après des années de blocus international officieux sur l'armement de l'institution militaire. Mais cela est loin d'être suffisant pour un renforcement réel de ses capacités.
Il faut noter que la consolidation de l'armée marque le début du processus de reconstruction des institutions au Liban, d'autant que l'institution militaire jouit du soutien de la majorité des Libanais, toutes confessions confondues. Cependant, l'absence de volonté politique est évidente. Elle se reflète, par exemple, dans la conférence de dialogue national, tenue de manière périodique depuis 2006, avec pour objectif déclaré de décider d'une stratégie de défense nationale. Cette « table de dialogue » est toutefois utilisée par les participants comme un club de débat où ils avancent des propositions superficielles destinées principalement à la consommation publique, sans présenter de véritables contributions permettant la formulation d'une stratégie de défense.
Le manque de sérieux dans l'approche par les leaders libanais de la question de l'armée se reflète aussi dans l'absence d'un budget réaliste pour les acquisitions militaires. Le budget annuel de la défense s'élève à 1 milliard de dollars : 800 millions sont alloués aux salaires (y compris ceux de près de 400 généraux et de mille colonels) et seulement 30 millions vont aux acquisitions militaires, notamment aux pièces de rechange et aux moyens logistiques. À titre de comparaison, les budgets de la défense en Jordanie et en Syrie pour l'an 2009 s'élevaient respectivement à 2,3 milliards et 2 milliards de dollars. Une étude du Centre d'études stratégiques et internationales montre qu'entre 2005 et 2008, la Jordanie a dépensé 1,6 milliard de dollars et la Syrie 5 milliards pour l'achat d'équipements.
Lors des dernières discussions sur l'adoption d'un budget pour les acquisitions militaires, le ministre de la Défense a annoncé en août dernier l'ouverture d'un compte à la Banque du Liban pour recevoir des donations financières privées de la part de citoyens qui souhaitent soutenir les acquisitions militaires de l'armée. Là encore, l'idée n'était qu'une opération de relations publiques. Le compte bancaire en question n'a pas été ouvert jusqu'à présent parce que, en vertu de la loi, c'est le Conseil des ministres qui doit le créer. Or, ce dernier n'a pas été consulté par le ministre avant l'annonce de la mesure. D'ailleurs, même si ce compte était ouvert bientôt, aucun pays ne peut planifier son budget d'acquisitions militaires à partir de dons purement charitables.
En l'absence d'une vraie stratégie de défense ou d'un budget sérieux pour les acquisitions militaires, l'armée est poussée vers une mission de sécurité intérieure à laquelle elle n'est nullement préparée. Si elle devait jouer ce rôle efficacement, elle entrerait en confrontation avec les politiciens locaux qui protègent leurs partisans armés. L'incapacité de l'armée à assumer cette tâche maintient l'institution militaire dans un état de faiblesse, ce qui est tout à l'avantage des élites politiques en place depuis toujours, formées principalement d'anciens seigneurs de guerre. De plus, la mission interne de l'armée se réaliserait aux dépens de son rôle en matière de sécurité extérieure, où elle prendrait la relève du Hezbollah dans sa mission autoproclamée de protéger le Liban contre les agressions israéliennes.
Le premier pas vers un véritable renforcement des capacités militaires serait d'établir un équilibre entre l'aide extérieure et les dépenses nationales afin de mettre en place un plan global pour le développement et les acquisitions de l'armée. Le commandement de l'armée dispose effectivement d'un tel plan, qui comprendrait notamment la construction et l'amélioration de l'état des d'infrastructures (casernes, aérodromes, etc.), et l'acquisition d'équipements : chars de combat opérationnels modernes, chasseurs-bombardiers équipés d'un armement air-sol (pour le soutien aérien dans des opérations similaires à celle de Nahr el-Bared en 2007), missiles antiaériens capables de protéger l'espace aérien libanais, missiles antichars, hélicoptères de transport et d'attaque, chalands de débarquement et autres besoins essentiels pour le développement militaire. Ce plan coûterait 2 milliards de dollars.
Ces dernières années, l'armée s'est retrouvée dans un contexte nouveau national de stabilité relative pour la première fois depuis les années 1970, libérée de surcroît des dominations israélienne et syrienne. L'armée libanaise doit saisir cette opportunité pour lancer une initiative inédite dans l'histoire postindépendance du Liban : clairement exprimer quels sont les besoins nécessaires à l'accomplissement de sa mission de défense en ouvrant des canaux de dialogue avec les dirigeants politiques pour les convaincre de réfléchir à un véritable renforcement de l'institution militaire à long terme et de prévoir un budget à cette fin.

Nadim HASBANI
Directeur des communications au Centre Carnegie pour le Moyen-Orient à Beyrouth.
Les heurts à Bourj Abi Haïdar en août dernier ainsi que les accrochages frontaliers entre l'armée libanaise et l'armée israélienne - qui ont fait trois morts du côté libanais et un du côté israélien - ont mis en exergue le rôle primordial de l'armée libanaise dans le maintien de la stabilité au...

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