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Diaspora

Chekri Ghanem, l’homme qui a su réunir la diaspora

PRINCETON, de Andrew ARSAN

Chekri Ghanem.

Chekri Ghanem (1861-1929), journaliste et écrivain, auteur de plusieurs recueils de poésie, notamment d'un roman, Daad, qui parut en 1909, et de pièces de théâtre, dont Antar, qui eut un vif succès lors de sa mise en scène en 1910 à l'Odéon de Paris, est connu aujourd'hui, dans les cercles restreints des amateurs de belles-lettres, comme l'un des pères fondateurs de la littérature libanaise d'expression française. Mais Ghanem fut, plus qu'un simple homme de lettres, un homme politique d'une grande ambition et d'un amour indéfectible pour la patrie qu'il a quittée si jeune. Lui-même émigré, il comprit tôt le poids politique de la diaspora libanaise, sachant aussi bien réunir et canaliser ses espoirs que faire pression sur les hauts fonctionnaires, hommes d'État et journalistes français qu'il considérait comme ses amis afin de garantir les libertés et privilèges du Mont-Liban, cette province ottomane au statut tout particulier.
Chekri Ghanem, issu d'une famille maronite originaire du village de Lehfed, dans les hauteurs de Jbeil, naît à Beyrouth en 1861, au lendemain des troubles sanglants qui secouent la montagne libanaise. Éduqué, comme ses frères aînés Jean et Khalil avant lui, et comme d'ailleurs tant d'autres fils de la bourgeoisie chrétienne, au collège lazariste Notre-Dame de Antoura, il quitte bien jeune son pays natal, fuyant le Liban à dix-huit ans après s'être disputé avec un soldat turc qu'il trouva, au hasard d'un chemin, malmenant une jeune fille. Que cette histoire soit vraie ou, comme tant d'autres anecdotes que raconta à propos de sa propre vie ce fabulateur, éperdument amoureux de la montagne de ses aïeux, une fable a une importance surtout symbolique, Chekri Ghanem voyage un temps à travers la Méditerranée et l'Europe, visitant l'Égypte, l'Italie, l'Autriche et la France, avant de débarquer en 1881 en Tunisie.
Il y passera plusieurs années, après avoir obtenu un poste de fonctionnaire-interprète dans l'administration de ce pays nouvellement placé sous protectorat français, grâce à l'intervention de son frère Khalil. Celui-ci, après une brève mais brillante carrière parlementaire à l'Assemblée ottomane, a fui l'empire lorsque celle-ci fut abrogée sur ordre de l'empereur Abdul-Hamid, prenant refuge à Paris où, rédacteur au Journal des Débats, il fréquente, comme son frère cadet le fera quelques années plus tard, les grands de la politique et des lettres. Il aura une influence prépondérante sur la pensée politique et le parcours de Chekri, qui partage son amour de la liberté et du Liban, mais aussi son patriotisme ottoman - ce patriotisme à la vie dure qui ne succombera qu'aux dérives et exactions du Comité de l'Union et du Progrès qui prend le pouvoir à Istanbul en 1908.
En 1895, Chekri Ghanem s'établit enfin en France, cette terre qu'il a si longtemps aimée de loin. S'embarquant dans une carrière de journaliste, il connaît un succès rapide. Puis, en août 1908, à la suite de la révolution des Jeunes-Turcs, que l'écrivain considère tout d'abord comme une source d'espoir pour les provinces arabes après l'obscurantisme de l'ère hamidienne, il fonde avec son ami damascène, Georges Samné, la Société des amis de l'Orient, afin de promouvoir les relations entre la France et l'Empire ottoman, et de diffuser des informations sur le Proche-Orient, à travers le bulletin de la société, la Correspondance d'Orient. Contrairement à Samné, intéressé plus largement par l'activité française dans le bassin méditerranéen, et plus proche des maîtres à penser de la politique étrangère française, Chekri Ghanem se penche plus particulièrement sur les affaires libanaises.
C'est ainsi que sa passion pour le Liban le mène à créer en 1912, avec son collègue et compatriote Khairallah Khairallah, le Comité libanais de Paris. Celui-ci lutte pour la réforme du statut organique réglementant le district du Mont-Liban, joignant ses efforts à ceux des comités établis par des grandes figures de la presse libanaise d'outre-mer, comme Naoum Moukarzel et Asad Bishara à New York et São Paulo, les grands pôles de la diaspora libanaise d'avant-guerre. Comme Moukarzel, Bishara, ou encore les frères Ammoun au Caire, Ghanem vise une plus grande autonomie administrative pour le Liban.
C'est un homme à la vision globale, mais qui comprend bien l'importance du style de diplomatie pratiqué dans les chancelleries européennes de la Belle Époque, où se confondent amitié et intrigue : il est prêt, tout en menant une campagne à l'échelle du monde, à œuvrer de près avec les hauts fonctionnaires du Quai d'Orsay. Cette ambition et ces talents se manifesteront une fois de plus durant la Grande Guerre, lorsque Ghanem et Samné entrent en lice du côté français, coordonnant les efforts de la diaspora libano-syrienne à travers le Comité central syrien, que les deux hommes créent avec le soutien du Quai d'Orsay en 1916. Cette organisation, qui deviendra un point de ralliement pour les émigrés de Dakar et Conakry, Montréal et Manchester, Sydney et New York, Santiago du Chili et São Paulo, est non seulement un bel exemple d'un engagement politique mondialisé avant la lettre, mais aussi l'incarnation de cette diaspora, éparpillée à travers le monde, mais partageant un même dévouement féroce au pays natal.
Chekri Ghanem meurt en 1929, dans la villa qu'il fit construire à Antibes et qu'il nomma La Libanaise - finissant ses jours, comme l'a presque dit ce poète anglais de la Grande Guerre, dans un petit coin d'un pays étranger qui appartiendra toujours au Liban.
Chekri Ghanem (1861-1929), journaliste et écrivain, auteur de plusieurs recueils de poésie, notamment d'un roman, Daad, qui parut en 1909, et de pièces de théâtre, dont Antar, qui eut un vif succès lors de sa mise en scène en 1910 à l'Odéon de Paris, est connu aujourd'hui, dans les cercles restreints des amateurs de...