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Nos Lecteurs ont la Parole

Joseph Donato, l’intelligence brimée par le confessionnalisme

Par Chibli MALLAT
L'oncle Joseph n'est plus. Sa voix grave égrenant les citations en français, son accent un peu étranger, son regard toujours engageant manqueront à bien des amis qui l'ont connu de près. Pour ma part, lié à lui par la longue amitié familiale tri-générationnelle - je crois bien que mes parents se sont connus chez les Donato, rue du Liban, où mes grands-parents paternels et maternels habitaient -, j'ai souvent été impressionné par sa culture universelle charriée par le français, et je me souviens qu'il était le premier à m'avoir parlé de Noam Chomsky du côté de 1973... Ça lui aurait fait plaisir de savoir combien le dialogue que je chéris avec le grand linguiste philosophe est intense, et que nous continuons à nous quereller amicalement sur les modes de résolution du conflit arabo-israélien, Chomsky, réaliste, voulant sauver le peu de meubles palestiniens restant sur la Rive Ouest, moi comme l'oncle Joseph, idéaliste et tenant à un État uni, fédéral, dans une région où l'égalité entre les gens et la liberté de mouvement seraient le pilier privilégié.
Je l'ai moins vu ces dernières années. La vieillesse est un naufrage, répétait mon père d'après Charles de Gaulle, et la tante Nicole, elle-même belle et forte présence, avait refusé de laisser les médecins allonger sa vie rongée par le cancer. Le cercle, auparavant si étroit des amitiés, s'est inexorablement relâché, et la rue du Liban globalisée par le départ des enfants aux quatre coins du monde, puis les disparitions successives : ma grand-mère Salma, qui habitait au-dessus des Donato, et dont la douce présence cimentait le cercle amical de la rue du Liban, est morte dans les premières semaines de la guerre, prémonition d'un monde proustien qui s'effondrait ; plus récemment Nicole Donato, Rafic Beaïni, Henri Noun, mon père, et maintenant l'oncle Joseph. Du cercle de la rue du Liban, même les immeubles ne sont plus. Cent mètres plus loin, la vieille demeure beyrouthine du Poète des Cèdres a laissé place à un immeuble sans âme, et je me retrouve répétant à mes enfants à chaque coin de rue les beaux vers de Baudelaire : « Le vieux Paris n'est plus. La forme d'une ville change plus vite hélas que le cœur d'un mortel. »
Ce que le départ de Joseph Donato a réveillé le plus en moi, c'est la cruauté du système confessionnel libanais. Il était latin, ou quelque chose comme ça, légalement « minoritaire » comme la loi libanaise l'impose au citoyen. Son intelligence remarquable, sa culture profonde, n'avaient pas de place au soleil dans un Liban confessionnel, et s'il a pu enfin devenir ambassadeur, c'est après maintes humiliations et retards. Ambassadeur, c'est tout ce qu'un « minoritaire » peut être au Liban, et encore, pas dans les postes-clés, qui sont réservés aux confessions « majoritaires ». Triste pays, qui a brimé, et continue à brimer l'intelligence de Joseph Donato, d'Edmond Rabbath, de Michel Chiha, pour ne citer que quelques grands disparus.
Joseph Donato et les intelligences brimées du confessionnalisme libanais resteront toujours l'exemple d'un pays inintelligent par son carcan confessionnel, et si ma génération n'a pas réussi à l'en sortir, même modestement, je persiste à croire que le temps est du côté de l'intelligence des Donato du cercle merveilleux de la rue du Liban.

Chibli MALLAT
Avocat, professeur de droit
L'oncle Joseph n'est plus. Sa voix grave égrenant les citations en français, son accent un peu étranger, son regard toujours engageant manqueront à bien des amis qui l'ont connu de près. Pour ma part, lié à lui par la longue amitié familiale tri-générationnelle - je crois bien que mes parents se sont connus chez les Donato, rue...

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