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Liban - Reportage

L’auberge espagnole à Beyrouth

L'hôtel « Talal » a plus de 40 ans et il accueille depuis toujours des voyageurs du monde entier.

Quand il n’y a plus de place à l’intérieur, on peut dormir sur le balcon pour 8 dollars la nuit.

Un visage sceptique passe timidement dans l'embrasure de la porte. « C'est bien ici le Talal Hotel ? » Moue affirmative d'une dizaine de personnes mollement installées sur les canapés de la réception. En effet, ça n'en a pas l'allure. On donne du fil à retordre aux taxis-service pour trouver cette impasse de Charles Hélou, où s'est installée l'auberge de jeunesse ayant le plus de succès dans le quartier. Pendus aux balcons sur trois étages, draps et serviettes de toutes les couleurs volent au vent sur leur corde à linge, masquant la façade et l'enseigne jaune de l'hôtel. C'est un vieil immeuble un peu miteux, sans porte d'entrée. À l'entresol, des bureaux se sont nichés dans une petite pièce sans lumière. Au premier étage, l'accueil est meublé de vieux canapés troués, toujours occupés, et d'un vague bureau muni d'un ordinateur. Sur les étagères, des guides touristiques, dans toutes les langues et pour toutes les destinations, et des romans, disponibles pour l'échange.
Zaher est le patron, 55 ans, les cheveux noirs clairsemés, bien peignés vers l'arrière de la tête. Il a le visage poupon et l'allure débonnaire dans ses tee-shirts trop serrés. Toujours planté sur sa chaise de bureau et absorbé par son ordinateur, le bec de sa chicha au bord des lèvres. Il tire souvent les touristes de situations kafkaïennes. S'il y est disposé. Libano-Colombien, il parle l'arabe, le français, l'anglais et l'espagnol, mais c'est encore avec les chiffres qu'il se débrouille le mieux. Déformation professionnelle. Il vous fait asseoir, pour prendre un café ou un thé, en attendant que le système informatique vous trouve un lit. Si vous arrivez pendant une panne d'électricité, alors ça risque d'être un peu plus long, car elle dure trois heures par jour.
Il y a une dizaine d'années, il vivait encore à Caracas, où il travaillait, sans s'occuper du petit hôtel que son père avait monté dans les années 60, à Beyrouth, avec un associé. Mais l'affaire marche mal et Zaher décide alors de la reprendre pour permettre à son père de partir à la retraite. Il en fait un petit hôtel pour « backpackers ». L'établissement garde son nom d'origine, celui que son papa avait choisi. C'était le nom de l'aîné de ses huit fils, Talal, qui devait lui succéder. Mais ce dernier a d'autres ambitions. C'est donc son jeune frère, Zaher, qui prend le relais. Il y a environ un an, ce dernier a trouvé un autre immeuble, un peu plus grand, pour accueillir la clientèle grandissante de l'hôtel et y emménage, continuant d'égrener à longueur de journée ses blagues de bon commerçant.
Durant l'été 2006, l'auberge était restée ouverte, envers et contre tout, mais il n'y avait pas un seul client.
Si Zaher a trouvé un lit pour vous, Melhem, l'homme à tout faire, pas toujours traité avec délicatesse par les clients ou par ses patrons, accourt avec son sourire édenté, un sac de linge sale dans les bras ou un tas de vaisselle à laver. Pas de congé pour lui, il dort sur un lit d'appoint, sur le balcon ou à l'accueil, se lève avant les clients et se couche quand tout le monde dort. Melhem porte les valises, comme si on était dans un grand établissement, vers un dortoir ou une chambre privée, répartis sur trois étages. Sa passion : les téléphones. Il est fier de montrer aux clients sa dernière acquisition : un iPhone, dont les écouteurs sont en permanence vissés sur ses oreilles. Exclusivement arabophone, il essaie malgré tout de dialoguer avec les touristes occidentaux, à base de grands signes des mains et de petits mots d'anglais.
Les visiteurs qui s'attardent un peu ont régulièrement l'occasion de rencontrer d'autres membres de la famille ; seulement des hommes. Des frères, avachis sur les canapés en attendant d'aller chercher un nouveau convive à l'aéroport, des cousins, mais aussi des amis, descendus du village du Chouf d'où ils sont issus.
Rawad est le neveu. Il a commencé à travailler ici à 12 ans ; il faisait de petites choses, donnait un coup de main. Il apprend vite l'anglais pour tenter de séduire les voyageuses dans les couloirs de l'hôtel, avec un succès discutable. Maintenant âgé de 24 ans, il veille souvent tard la nuit, absorbé par ses conversations virtuelles sur Facebook. Il ne s'allongera que quelques heures, vers 4 h du matin. Son flegme est idéal pour traiter avec les insomniaques et envoyer au lit les fêtards. Il se rappelle l'été 2006 : l'auberge était restée ouverte, mais il n'y avait pas un seul client. Il y a aussi Daniel, le plus jeune. À 15 ans, il aide Melhem, fait la vaisselle et déplace des matelas, pendant les vacances scolaires.
Avant-midi, du monde circule dans les couloirs, toutes les douches coulent en même temps. Dans une forte odeur de café turc, on prépare sa journée et on demande conseil. Il suffit de s'asseoir sur les vieux canapés de l'accueil pour assister à des saynètes cocasses. Trois jeunes Espagnoles en vadrouille sont à la recherche d'une chambre pour quelques jours, mais tout est complet pour trois nuits. « You can sleep on the balcony for 8 dollars. » Traduire pour les cas les plus désespérés : une espèce de grande terrasse au deuxième étage où s'alignent une dizaine de lits de secours sous les étoiles, pour ceux qui attendent encore une place à l'abri. C'est la rançon du succès, l'auberge est pleine pratiquement toutes les nuits et il ne faudrait surtout pas perdre de clients. Quelques gouttes de pluie ou une grosse averse et tout le monde doit rentrer pour s'abriter dans le salon, poser son matelas quelque part pour terminer la nuit. Pendant la pleine saison, les matelas investissent le toit. Il ne faudrait surtout pas envoyer des clients à la concurrence.
Beaucoup de « backpackers » font le tour du Moyen-Orient, de plans couch-surfing en auberges bon marché hantent les couloirs. Ils suivent sans faillir leur bible, le Lonely Planet, qui les mène de Syrie en Égypte, en passant par la Jordanie et le Liban. C'est d'ailleurs dans ses pages qu'ils ont trouvé l'adresse de l'auberge. Le soir venu, l'odeur des chichas envahit l'accueil. On raconte sa journée ou on raconte n'importe quoi, on essaie de cuisiner un petit quelque chose dans la vaisselle crasseuse, dans la cuisine envahie par les cafards. Beaucoup voyagent seuls et se retrouvent le soir pour une bière à Gemmayzé.
Le week-end, personne ne parvient à dormir. Contre toute attente, dans l'impasse isolée, l'auberge doit cohabiter avec deux boîtes de nuit très prisées, qui accueillent la jeunesse à paillettes de Beyrouth : quand le Basement ferme, vers 4 h du matin, le Wonderbar, situé au sous-sol de l'auberge, ouvre ses portes et les basses résonnent à tous les étages. Ceux qui dorment sur le toit peuvent également assister au spectacle son et lumière du Beyroof ; ambiance musicale. Vers 10 h, clubbers assourdis par l'électro et voyageurs barbouillés de crème solaire se rencontrent pour héler ensemble des taxis-service. Paillettes contre baskets. C'est à ce moment-là que l'aciérie d'en face commence à faire tourner ses machines dans un fracas infernal.
Les « backpackers » doivent aussi cohabiter avec des travailleurs et des jeunes stagiaires, qui ont élu domicile au Talal pour quelques semaines ou plusieurs mois. Ceux-là ne tiennent pas particulièrement à voir les grottes de Jeïta, ni à aller se perdre dans les ruines de Baalbeck. Levés tôt et couchés tard avec, pour mot d'ordre, les économies, ils recréent au quotidien l'esprit de l'auberge espagnole.
Un visage sceptique passe timidement dans l'embrasure de la porte. « C'est bien ici le Talal Hotel ? » Moue affirmative d'une dizaine de personnes mollement installées sur les canapés de la réception. En effet, ça n'en a pas l'allure. On donne du fil à retordre aux taxis-service pour trouver cette impasse de Charles Hélou, où...
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