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Liban - 24 heures avec... un balayeur de Sukleen

La vie des hommes en vert, entre les rues de Beyrouth et les camps de travailleurs

Cette semaine, nous sommes allés à la rencontre d'un de ces balayeurs que tout le monde côtoie au Liban, mais avec qui peu de gens ont l'occasion de discuter. Il nous raconte comment il échappe à la misère par un travail pénible et la vie dans un camp de travailleurs où ses libertés sont bafouées - en attendant mieux.

Les voitures et les camions passent à côté de Hassan, très vite. Ils le frôlent de quelques centimètres, font voler ses cheveux et peuvent lui arracher la main ou le pied s'il descend sur la chaussée au mauvais moment. C'est déjà arrivé : le balayeur qui travaillait dans ce secteur avant lui a été tué par une camionnette qui roulait trop vite et trop près du trottoir. Mort sur le coup. La société a payé un dédommagement à la famille, et Hassan, qui venait d'être embauché, l'a remplacé sur le même secteur, dans les mêmes conditions.
Voici maintenant cinq mois qu'il pousse sa poubelle douze heures par jour le long d'une autoroute, la tête protégée du soleil par une petite casquette, ramassant les détritus à l'aide d'une longue pince et balayant les feuilles mortes. Il est payé 1 dollar de l'heure par la société Sukleen, la société privée chargée par l'État du nettoyage des espaces publics et du traitement des ordures au Liban. En travaillant 12 heures, presque tous les jours, il peut gagner plus de 300 dollars par mois - un salaire qui peut paraître dérisoire au Liban, mais qui devient assez avantageux en Syrie, pays dont Hassan est originaire.

L'entreprise s'occupe de tout
« J'ai un contrat de six mois, dit-il, et je n'ai pas beaucoup de dépenses à assumer ici. Au bout du compte, j'aurai quelques économies quand je rentrerai chez moi. » L'histoire de Hassan est presque romanesque. Originaire d'une petite ville près de Palmyre, il a décidé de quitter son pays après s'être disputé avec sa famille parce que celle-ci refusait qu'il épouse la jeune femme dont il était amoureux. Pour échapper au scandale familial, il gagne le Liban, où un de ses cousins travaille déjà pour Sukleen, et il décide d'économiser assez d'argent pour ouvrir un commerce, une fois rentré au pays. Tous les employés de Sukleen n'ont pas ces ambitions. La plupart d'entre eux sont d'anciens agriculteurs que la sécheresse syrienne a mis au chômage : ils migrent alors vers le Liban et envoient presque tout leur salaire à leur famille.
Ils sont accueillis par une entreprise bien rodée dans l'art de mettre à profit les travailleurs immigrés. Une grande partie des employés de Sukleen sont de nationalité syrienne ou indienne - environ la moitié, selon les déclarations publiques de la direction. Lorsqu'il a été engagé par la société, Hassan s'est vu confisquer sa carte d'identité syrienne, qu'il a utilisée en guise de passeport pour traverser la frontière et dont il a besoin pour rentrer dans son pays ; en échange, il a reçu un permis de travail. Il dit pouvoir récupérer ses papiers facilement au moment du départ.

Chantage financier
Au moment de signer son contrat, Hassan a également dû verser une caution d'environ 120 dollars, qui lui sera reversée avec une prime d'une quinzaine de dollars à la fin de son contrat, s'il n'a pas commis de « faute ». S'il est renvoyé ou s'il décide de partir avant la fin de son contrat, il ne sera pas remboursé. « C'est pour être sûr qu'on ne vienne pas travailler un mois ou deux seulement » explique-t-il. Un système de caisse commune organisé par les employés eux-mêmes permet de prêter la somme aux nouveaux venus qui n'auraient pas les moyens de payer tout de suite.
Il existe différents types de missions au sein de l'entreprise, et Hassan déclare que la sienne est la plus facile. « Je n'aimerais pas travailler dans un camion ou dans une usine de recyclage, dit-il. Les gens sont dégoûtants, ils jettent tout n'importe où et il faut y aller avec les bras pour ramasser toutes leurs ordures, autour des poubelles. » Hassan est chargé de nettoyer un tronçon d'autoroute qui traverse une grande partie de la ville. Il pousse sa poubelle à roulettes sur le trottoir, ou sur la chaussée lorsque le trottoir n'existe pas. Les voitures roulent très près de lui et, pendant la moitié de la journée, il doit marcher dans le sens de la circulation, et ne peut donc pas voir les véhicules qui arrivent derrière lui.

De 6h à 18h
À l'aide de sa pince, il ramasse les ordures qui traînent sur la voie publique. Lorsqu'il s'agit d'une étendue de détritus légers, il utilise son balai pour tout embarquer. Il n'est toutefois pas responsable des espaces où ont été déversés une grande quantité de déchets en un seul moment, comme après un déménagement. Des brigades spéciales se chargent de ces situations.
Hassan parcourt tout le trajet de 6 heures à midi. Il a ensuite droit à une demi-heure de pause, puis il repart dans le sens inverse et travaille jusqu'à 18 heures. Il s'arrête assez régulièrement sur le trajet pour se reposer, boire de l'eau et discuter avec les marchands ambulants qu'il a l'habitude de rencontrer sur les trottoirs. Hassan est responsable du même trajet tous les jours. Nous avons choisi de ne pas révéler son parcours et de modifier son nom, afin que son employeur ne puisse pas l'identifier. Sukleen défend en effet à ses employés de parler à la presse.
Hassan est un des rares balayeurs qui aient accepté de nous parler longuement. « Je n'ai pas peur, je crois qu'ils s'en moquent », dit-il. La plupart de ses collègues ne sont pas de son avis et semblent avoir peur d'être surpris en train de discuter avec un inconnu pendant plus de quelques instants. Les équipes de contrôle qui patrouillent à travers la ville, pour pouvoir rester en contact avec les balayeurs en cas de problème, pourraient les surprendre. Au premier abord, pourtant, les quelques témoignages que nous recueillons sur l'entreprise sont plutôt positifs.
« C'est une bonne société, dit Hassan. On nous paie bien et on s'occupe bien de nous. » Trop bien, peut-être ? Sukleen nous refuse l'entrée à l'une des « résidences » où sont hébergés les travailleurs syriens. Il faut montrer patte blanche, ou plutôt une carte magnétique qui certifie que l'on fait bien partie du groupe. Le témoignage de Hassan est validé par plusieurs autres témoins qui ne se connaissent pas. Il raconte qu'à l'intérieur, les employés dorment dans des lits superposés, à 15 ou 20 par chambre. Il y a une cour commune, où ils peuvent regarder la télévision lorsqu'il fait beau. S'il pleut, ils doivent rester dans les dortoirs.

Couvre-feu et privations
Majeur comme tous ses collègues (la moyenne d'âge est de 23 ans), Hassan est pourtant soumis à un couvre-feu : il doit être rentré à la « résidence » avant 22h30. S'il manque le rendez-vous, il est condamné à passer la nuit dehors. Tous les employés peuvent préparer à manger dans une salle commune équipée de réchauds. Il faut acheter sa propre nourriture, mais là aussi, la liberté de ces hommes semble être entravée par l'entreprise. Hassan, dont les propos sont encore une fois corroborés par plusieurs de ses collègues, raconte qu'il n'a pas le droit d'acheter de la nourriture à l'extérieur de la « résidence ». Celle-ci dispose en effet de sa propre épicerie, où doivent se fournir les employés. « Évidemment, les prix sont plus élevés qu'à l'extérieur, dit Hassan. Mais nous n'avons pas le choix. »
Pour communiquer avec leurs proches, une cabine téléphonique est à leur disposition. Un faux avantage, puisque Hassan révèle que les téléphones portables sont, eux, interdits dans la « résidence » : « Les portables ne sont pas chers, dit-il, j'ai les moyens d'en avoir un, mais je n'en ai pas le droit. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que l'épicerie vend aussi des cartes téléphoniques pour la cabine, plus chères qu'en ville ? »

Mieux qu'ailleurs ?
Le jeune homme, qui vient d'un milieu défavorisé en Syrie, voit aussi ce qu'il appelle le bon côté des choses. « Nous sommes bien traités, vraiment, dit-il. Tout les matins, on nous donne une tenue propre et repassée. Lorsqu'on emménage à la résidence, on nous demande combien de coussins et de couvertures nous voulons. En plus, il y a une bonne ambiance entre nous. » Si l'un des employés est victime d'un accident de travail, un médecin est mis gratuitement à sa disposition. Et en cas de congé maladie, il touche un salaire correspondant à 8 heures de travail par jour - alors que le temps de travail quotidien d'un balayeur de Sukleen est habituellement de 12 heures.
En marchant le long de l'autoroute, Hassan explique qu'avec un peu de philosophie, il n'a pas envie de se plaindre de sa vie à Sukleen. « Il y a des choses que je ne comprends pas, dit-il, mais c'est un peu comme à l'armée et, de toutes façons, je ne compte pas passer ma vie ici. » Le regard des gens est un peu difficile à supporter, surtout au Liban pour un Syrien qui passe sa journée à ramasser les ordures des autres. De temps en temps, des voitures ralentissent près de lui et un des passagers baisse sa vitre pour pousser un cri animal et effrayer le balayeur - un jeu assez répandu à Beyrouth depuis quelques années. Pendant que nous discutons avec Hassan et qu'il est penché pour sortir un sac en plastique coincé dans un trou, une grosse BMW brillante s'arrête près du trottoir et son conducteur nous interrompt pour hurler : « Si tu balances tes ordures dans le trou, petit con, je te fais la peau et je te fais perdre ton boulot ! »  Hassan se redresse, et alors que la BMW s'éloigne, dit en riant : « Ils n'ont rien d'autre à faire, les riches ? »
Cette semaine, nous sommes allés à la rencontre d'un de ces balayeurs que tout le monde côtoie au Liban, mais avec qui peu de gens ont l'occasion de discuter. Il nous raconte comment il échappe à la misère par un travail pénible et la vie dans un camp de travailleurs où ses libertés sont bafouées - en attendant...

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