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Législatives : juin 2009 - Tout le monde en parle

L’État fromage

Si les dictatures militaires d'Amérique latine ont laissé à la linguistique universelle le concept de la république bananière, les politiciens libanais, beaucoup plus créatifs, lui laisseront très certainement la notion de l'État fromage.
Curieux mode de gouvernement, en effet, que celui que nous appliquons au pays du Cèdre, qui consiste à ce que chaque communauté, chaque parti politique, chaque groupuscule ou chaque pôle du pouvoir ait une part de ce fromage qu'est devenu l'État. Ce mode de gouvernement, pompeusement baptisé « gouvernement d'union nationale », facilite certes le partage de la manne que constituent le pouvoir et les fonds publics au Liban, mais ne peut en aucun cas constituer un mode de gouvernement acceptable pour une société aussi évoluée que la société libanaise et pour un peuple aussi éduqué et ouvert que le peuple libanais.
L'inadéquation flagrante entre le système, l'établissement politique libanais et le peuple était excusée par l'occupation étrangère de 1990 à 2005. En 2005, le peuple s'est soulevé, la journée du 14 mars 2005 a été un cri de révolte assourdissant hurlé à la face du monde. Le monde entier a réagi, la Syrie a retiré ses troupes, l'ONU et le monde entier se sont précipités au chevet du Liban. Tous les rêves étaient soudain devenus possibles. Paradoxalement, les hommes politiques libanais, imperturbables, ont continué à gérer leurs petits intérêts et leurs petites magouilles comme si rien ne s'était passé, au gré d'accords quadripartites, de mémorandum d'entente, de siège du Sérail, d'occupation du centre-ville, de batailles de rue avec des vrais morts et d'attentats à la bombe en série, pour à chaque fois arriver à une autre formule de partage du même fromage.
Le comble aura certainement été les élections du 7 juin. Ces élections auraient dû être un tournant essentiel dans l'histoire moderne du Liban. On a dit que c'était une bataille entre deux visions du Liban ; on a dit que ce sont les élections les plus chères du monde ; on a dit que jamais les Libanais ne s'étaient autant mobilisés : on a dit... Et puis quoi ? Quel résultat ? Un Parlement issu des urnes, avec exactement le même découpage qu'avant les élections, une majorité toujours décidée à ne pas gouverner et une opposition toujours décidée à ne pas laisser le pays être gouverné, et paradoxalement opposition et majorité unanimement d'accord pour se partager le fromage.
À tous ceux qui ont marché pour la liberté le 14 mars 2005, à tous ceux qui sont morts entre-temps, victimes des attentats et des assassins, à tous ceux qui sont restés au Liban pendant ces quatre années, à tous ceux qui sont venus du bout de la terre pour donner un coup de pouce à leur idée du Liban en votant le 7 juin, à ceux qui voulaient le changement dans la IIe République et à ceux qui le souhaitaient dans la IIIe,  nous devons dire oui. Oui, il y aura un changement ; oui, vous n'êtes pas morts pour rien ; oui, vous n'avez pas résisté pour rien ; oui, vous n'êtes pas rentrés d'exil pour rien ; oui, le Liban après le 7 juin 2009 sera différent de celui d'avant le 7 juin 2009. Il n'en tient qu'à nous, il n'en tient qu'à vous. Le changement est au bout de nos actions et de celles de nos représentants élus ce 7 juin. Que l'on soit du 8 Mars ou du 14 Mars, il est totalement vain de croire que le changement viendra suite à la victoire de son propre camp. Le changement voulu est le passage de l'État fromage à un État réellement démocratique, et ce changement ne se fera que moyennant deux conditions. Premièrement, par une volonté des deux parties de l'opérer. Or, si le peuple des deux bords semble sincère dans sa volonté de changement, les hommes politiques des deux bords aussi, et malgré leurs déclarations bruyantes à ce sujet, semblent par contre très peu pressés de faire évoluer un système auquel ils doivent leurs positions, leurs fortunes et leur pouvoir. Cela explique pourquoi et comment ceux qui s'entretuaient dans les rues de Beyrouth et dans les villages de la Montagne en mai dernier se sont entendus en moins de temps qu'il ne faut pour le dire sur la loi électorale de 1960. La seule qualité de cette loi était qu'elle les ferait passer eux-mêmes ou leur progéniture au Parlement, et donc qu'elle n'avait aucune chance d'amener un quelconque changement au système politique. Sans prendre la peine de discuter d'aucun sujet politique ou national, nos représentants se sont penchés sur la seule problématique intéressante à leurs yeux : qui allait prendre quel portefeuille ministériel ? (afin de le vider, bien sûr).
La deuxième condition sine qua non est le strict respect des règles de fonctionnement des institutions et du modèle démocratique. Cela aussi ne semble pas être sur l'agenda de nos élus. La mainmise syrienne sur le Liban se manifestait surtout par des entorses à la Constitution et aux règlements des institutions libanaises. Mais cette période est aujourd'hui révolue. Pourquoi donc nos hommes politiques continuent-ils à ne pas respecter les règles de fonctionnement institutionnel de la démocratie ? Dans toutes les vraies démocraties du monde, le peuple s'exprime, il amène au pouvoir une majorité qui gouverne. L'opposition observe, surveille, questionne au Parlement, dénonce dans les médias et peut même demander des votes de confiance. Elle peut constituer un gouvernement de l'ombre et « marquer » chaque ministre de la majorité. Elle peut instituer des observatoires et des « think tanks », elle peut travailler de près avec les médias et la société civile. Elle doit exercer pleinement son devoir d'opposition dans le cadre des institutions. Dans l'État fromage, majorité et opposition se mettent d'accord pour gouverner ensemble. Ainsi, ils peuvent se partager la manne et s'assurer leur impunité puisque qu'ils deviennent ainsi tous « associés » dans toutes les actions gouvernementales. Plus personne ne questionne personne, plus personne ne surveille personne, plus personne ne contrôle personne, plus personne ne dénonce personne. Ce refrain de gouvernement d'union nationale dont on nous rabâche les oreilles à longueur d'année ne s'applique dans les vraies démocraties qu'en de très rares cas, lorsque le sort de la nation est en jeu et quand majorité et opposition mettent leurs clivages en sourdine pour affronter ensemble le péril en question. Instituer ce mode de gouvernement comme règle permanente est antidémocratique. En mêlant l'opposition au gouvernement, il l'empêche de jouer son rôle de censeur et donne à la majorité une impunité venant du fait que l'opposition est partie prenante dans toutes les décisions du gouvernement.
Les Libanais ont déjà donné, et à plus d'une reprise, à leurs politiques des mandats clairs et forts pour qu'ils opèrent un changement. Le dernier mandat date du 7 juin dernier. Et à chaque fois, les politiques, qu'ils soient du 8 Mars ou du 14 Mars, ont dilapidé ce mandat au bénéfice de l'édification de l'État fromage. Cela ne devrait pas continuer indéfiniment. Électeurs du 8 Mars, empêchez vos élus de faire des compromissions et d'entrer au gouvernement. Vous êtes l'opposition, à vous de surveiller, de contrôler et d'être les garants de la liberté et des institutions. Électeurs du 14 Mars, empêchez vos élus de faire des compromissions et de faire entrer l'opposition au gouvernement afin de la neutraliser. Vous êtes la majorité, vous devez avoir un projet de gouvernement. Vous avez amené au Parlement cette majorité pour le réaliser, sous l'œil vigilant de l'opposition. Enfin, élus de 2009, ressaisissez-vous. Convainquez vos électeurs qu'ils ont fait les bons choix. Réalisez le Liban dont ils rêvent. Ne vous contentez pas de l'État fromage et des compromissions, car même s'il vous donne des satisfactions et des gains personnels à court terme, au bout d'un moment vous savez, le fromage, ça commence à puer.
Curieux mode de gouvernement, en effet, que celui que nous appliquons au pays du Cèdre, qui consiste à ce que chaque communauté, chaque parti politique, chaque groupuscule ou chaque pôle du pouvoir ait une part de ce fromage qu'est devenu l'État. Ce mode de gouvernement, pompeusement baptisé « gouvernement d'union nationale »,...