Rechercher
Rechercher

Liban - Hors piste

La caverne

« Nous sommes sur le terrain des réalités commerciales
(...), les théories qui ne sont pas au service de ces réalités
et qui ne les corroborent pas ne comptent pas pour le Centre. »
José Saramago

Il n'y a jamais eu de véritable débat public autour de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth. Les simulacres de discussions en la matière ont quasiment toujours opposé les partisans de Rafic Hariri, ceux qui l'ont soutenu inconditionnellement pour des raisons personnelles, politiques, partisanes, communautaires, confessionnelles, clientélistes et ses détracteurs, qui ont tenté de résister à ses projets pour les mêmes motifs ou à la demande des officiers syriens. Les considérations urbanistiques, architecturales, culturelles, scientifiques sont souvent restées étrangères aux disputes médiatiques autour du projet de résurrection du Downtown. Lesquelles altercations se sont fréquemment soldées par des échanges de cadeaux politico-financiers bien plus que par un quelconque amendement des plans de réaménagement du cœur de la capitale. La faute en incombe autant aux haririens, qui n'ont pas eu l'heur d'avoir des contradicteurs francs, sérieux et désintéressés qu'à leurs adversaires, souvent alliés des Assad, qui étaient chargés de s'opposer à un camp guidé par une vision entrepreneuriale plutôt que par une pensée réformiste ou moderniste.
L'absence de véritable débat autour de la reconstruction du centre-ville et le désintérêt manifeste de l'opinion publique, absorbée par une quête de plus en plus laborieuse de sa pitance, à l'égard de l'urbanisme et de la culture ont eu pour conséquence d'abandonner le cœur de la capitale au - bien triste - sort que lui réservaient les calculs privés. Ceux qui espéraient y retrouver leurs souvenirs des années 1950 et 1960, ceux qui rêvaient d'y découvrir le lieu magique idéalisé par les histoires de leurs parents ou grands-parents ont dû vite déchanter face à ce qu'est devenu le centre-ville : une couche rutilante d'émail - il faut le reconnaître, assez attrayante en soi - sous laquelle se cache une réalité macabre, désolante.
La réalité du cœur naguère battant de Beyrouth, métamorphosé en centre de restauration pour touristes arabes où la plupart des Libanais ne peuvent même pas s'offrir un café ou un sandwiche ; où aucun théâtre ou aucun cinéma n'a rouvert ses portes ; où les magnifiques pierres d'antan ont disparu pour être remplacées par des blocs de béton ; où la place des Martyrs sera bientôt dépecée en sièges bancaires et autres centres commerciaux et ne pourra plus accueillir les manifestants pour la liberté, l'indépendance, la justice et l'État de droit ; où Wadi Abou-Jmil, ce berceau de la diversité populaire, est en passe de devenir un quartier ultrahuppé pour familles richissimes ; où personne n'a daigné restaurer le Maghen Abraham, « perle des synagogues du Levant » ; où le gigantisme de certains édifices religieux semble écraser la ville et ses habitants ; où les jardins publics sont hermétiquement fermés et gardés de crainte que les amoureux ne se bécotent sur les bancs publics ; où l'on ne peut même pas photographier un édifice sans qu'un vigile ne tente de confisquer la caméra au nom des « droits » d'une quelconque société privée ; où Beyrouth n'est plus Beyrouth, même pas Dubaï ; où les ruines plusieurs fois centenaires, voire millénaires sont traitées comme de vulgaires arbres de trottoir, simplement tolérées pour un motif esthétique, emprisonnées dans d'ignobles enceintes, livrées aux jets de détritus, à la nonchalance des badauds, à l'érosion des intempéries et aux éboulis, dans un état de délaissement ostentatoire et douloureux.
Encore faut-il que les ruines soient tolérées, vu que parfois elles sont condamnées à disparaître sur une simple lubie d'un promoteur immobilier encouragé dans ses plans par l'incurie des institutions étatiques. Tel est le cas de l'hippodrome romain, mis au jour il y a quelques mois dans le centre-ville, et qui est aujourd'hui menacé de destruction. Le terrain sur lequel les anciens habitants de cette région ont eu la mauvaise idée de le construire est valorisé à prix d'or par leurs lointains descendants. Les autorités n'ont toujours pas réussi à convaincre la société immobilière qui le possède de le céder, moyennant compensation, comme il a été déjà dit dans les colonnes de ce journal.
Il serait infantile de condamner la recherche du profit, principal moteur de l'activité économique, du développement social et de la prospérité. Sauf que les entreprises privées en tant que personnes morales, entités actives à l'échelle socio-économique doivent assumer une part de responsabilité presque citoyenne dans la protection et l'amélioration de leur environnement de travail, au sens large du terme. Laquelle amélioration est génératrice d'une externalisation positive qui ne manquerait pas de profiter à la recherche des intérêts égoïstes. Une entreprise ne peut pas décréter de façon discrétionnaire la destruction d'un patrimoine de l'humanité, d'un pan de l'histoire dont la culture, la civilisation de tout un peuple, voire de plusieurs, est la résultante directe. Et si elle est prise d'une pareille tentation, il faut qu'il y ait un État, un vrai, une opinion publique, une vraie, qui puissent la dissuader d'agir de la sorte.
Mais d'État ou de responsabilité sociale des entreprises ou des personnes physiques, des quidams ou des chefs, il n'est pas question au Liban. Du moins pas encore.
Même si un jour où État, citoyenneté individuelle et entrepreneuriale ne seront plus de simples chimères, certaines sociétés immobilières auront d'ici là fait plus de mal à Beyrouth que les bombardements eux-mêmes, car si les obus ont naguère défiguré la ville, les bulldozers des promoteurs sont, aujourd'hui, en train d'achever son âme.
« Nous sommes sur le terrain des réalités commerciales (...), les théories qui ne sont pas au service de ces réalités et qui ne les corroborent pas ne comptent pas pour le Centre. »José SaramagoIl n'y a jamais eu de véritable débat public autour de la reconstruction du centre-ville de Beyrouth. Les simulacres de...
commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut