Lettre morte

Mais voyons, mon vieux copain du 14 Mars, quelle mouche t'as donc soudainement piqué ? Qu'est-ce qui t'a pris de vouloir jouer le libérateur ? Non mais tu as vraiment cru qu'on allait comme ça donner à ton pays la liberté de se gouverner tout seul ? C'est trop drôle ! Certes tu appartiens à une race d'hommes irréductibles, épris de liberté, de souveraineté, mais enfin quoi, mon pote, tu n'es plus un enfant. Tout à fait entre nous, eh, dis-moi, est-ce que par hasard tu croirais encore au père Noël ? Oui, c'est entendu, on t'a enseigné dans nos écoles et nos universités que le Liban était le seul pays au Moyen-Orient où l'on pouvait (jusqu'à nouvel ordre) respirer un air de démocratie. On t'a montré des films dans lesquels on signait les accords du Caire, de Taëf et de Doha, puis on élisait un président de compromis, on formait un gouvernement d'inanité nationale, à travers une loi électorale griffonnée à la va-vite sur du papier carbone 14 afin d'organiser des élections préfabriquées. C'est pas beau tout ça ? C'est même super (comme le carburant qu'on vide dans nos réservoirs.
Tu as lu quelque part qu'en certains cas, « l'insurrection » devenue la révolution du Cèdre était le plus sacré des devoirs. Certes, je te le concède, mais pourquoi avoir choisi le cèdre, pas le pin ou le peuplier ? C'est pour éclabousser encore plus notre drapeau ou est-ce peut-être pour montrer au monde de quel bois tu te chauffes (surtout à cause du mazout, qui se fait cher et rare). Bravo, c'est bien trouvé. Mais aussi, il t'est parvenu que le Liban avait rompu avec Bachar el-Assad parce qu'il ne pouvait pas admettre qu'un régime de barbouzes s'impose à un pays enfoncé jusqu'au cou dans la bouse. Tout à fait logique. Ainsi ton camp quatorziste a fait voter, avec l'aide des regrettés Bush et Chirac, plusieurs résolutions onusiennes (la 1559, la 1701, 1757, etc). Et puis, tu es parti en guerre contre le Hezbollah pour le... désarmer et, à travers lui, contrer son parrain, le régime fondamentaliste des ayatollahs à Ispahan. Tu voulais démontrer que ce petit Liban était vraiment un pays indomptable, évolué, idéaliste et tout. C'est fait, maintenant nous sommes devenus majeurs. Nous avons, grâce à l'Occident, une élite d'intellectuels, de médecins, de techniciens. Alors finie la période tutélaire d'Assad l'Amoritte longiligne, et d'Ahmadinejad le pasdaran tire-ligne. On va pouvoir collaborer sur un pied d'égalité (cela te fait une belle jambe). Pauvre ami ! Combien de couleuvres comptes-tu encore avaler ? Au fond c'est peut-être mieux que la pilule amère que va te faire avaler Michel Murr en te « recentrant » au Metn, non ? Comment au fait, commence la chanson de Dalida ? Paroles, paroles, non ? Tu n'as oublié qu'un petit détail de rien du tout, ô Candide révolté du Cèdre. À savoir qu'un peuple civilisé, ce n'est pas celui qui peut donner des docteurs, des avocats, des poètes, mais bien celui qui est capable de fournir des tanks lourds, des missiles de longue portée, des bombes à fragmentation phosphorique. Élève du 14 Mars, tu es recalé, tu repasseras dans un an. Entre-temps, tu me recopieras cent fois : « Nos ancêtres les Phéniciens étaient de grands commerçants mercantiles » et apprendras par cœur les cours des valeurs stock-optionnelles de l'or et des pétrodollars.
En t'écrivant cette lettre ouverte j'espère réveiller en toi la fibre du vrai Libanais qui (sans assistance) refuse catégoriquement l'injustice, le compromis et les intrigues. Mais j'ai bien peur que mon papier ne reste lettre morte. Car au fond, rien ne te différencie de ta bête noire, le mec du 8 Mars, puisqu'il y a encore deux ou trois choses qui vous échappent : la culture, l'éthique et les civilités.

Nahi LAHOUD