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Actualités - OPINION

L’interminable agonie de Prométhée

« L’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour : dans cet interrègne, surgissent les monstres » ( A. Gramsci1) Depuis le XVIIIe siècle, nous avons vécu sur la base d’une certitude qui nous paraissait inébranlable : l’optimisme historique que l’idéologie du progrès nous permet d’afficher, voire d’ériger en la religion d’une modernité entièrement sécularisée. Le sujet autonome de cette modernité vivait dans le doux confort d’une utopie : la marche inéluctable de l’histoire vers un mieux toujours renouvelé en vue d’aboutir à la béatitude d’un monde paradisiaque où toute nouveauté est nécessairement bonne et où les forces d’un déterminisme qui nous échappe nous poussent vers la réalisation inéluctable du bonheur suprême consistant en une société sans État, sans classes et sans discriminations. Ce dogme avait déjà vacillé, sans se briser, lors de la chute de l’empire soviétique et de la lamentable faillite des constructions mentales du marxisme-léninisme. Faut-il rappeler que c’est au nom de l’humanisme et du progrès scientifique que le communisme a commis les pires atteintes contre la personne humaine ? Faut-il rappeler que cette idéologie a tué plus d’hommes que les guerres du XXe siècle ? Peu d’entre nous ont fait preuve d’attentisme prudent quand le communisme a implosé en 1989. Tout le monde pensait que la victoire de la bourgeoisie était définitivement acquise. Un sceptique invétéré pouvait esquisser un sourire dubitatif face à ce triomphalisme en disant : « Attention, ce n’est que le masque hideux de l’optimisme historique qui vient de se briser, reste encore le masque séducteur, le plus redoutable de la même utopie, celui de l’ultracapitalisme sauvage. » Prométhée aux multiples visages L’indéracinable et incorrigible pulsion prométhéenne de l’homme n’avait pas été en mesure de tirer les leçons de la catastrophe. Les années 1990 ne furent pas, comme on le croit, celles du libéralisme prudent et réaliste. Elles furent celles d’une authentique révolution qui trouve sa source dans la même idéologie que celle du communisme. Ce qu’on a appelé « néoconservatisme » est un mouvement typiquement révolutionnaire dont le cadre doctrinal demeure celui d’une dialectique marxiste. Dans l’univers des néocons, la lutte des classes est toujours le moteur de l’histoire, mais, pour parvenir à la fin de l’histoire et réaliser la société sans classes et sans État, point n’est besoin de passer par la dictature du prolétariat mais par celle du marché. C’est ainsi qu’il faut comprendre le slogan dont on nous a bassiné les oreilles : « La liberté économique conditionne tout autre liberté. » À partir de là, toutes les transformations de la fin du XXe siècle et du début du XXIe acquièrent un sens précis. Elles visaient un seul but : mettre fin à la primauté du politique sur l’économique en dissociant l’économie de ses acteurs. Aucun obstacle ne devait s’opposer à la liberté du marché et, partant, à celle de la circulation des biens de consommation. Malheureusement, la liberté humaine est la seule force capable de réguler le marché. Progressivement, depuis les années 1990, nous avons donc assisté à la mise en place d’une société planétaire qui est devenue de plus en plus policière, et de moins en moins citoyenne et politique. Les turbulences financières qui secouent actuellement la planète sont ce qu’elles sont sur le plan économique. Mais elles sont aussi révélatrices d’une crise profonde, résultat d’une rupture culturelle aux conséquences difficiles à apprécier à l’heure actuelle. Le cyclone financier est la goutte qui fait déborder le vase, non pas d’une crise « de », mais d’une crise de « la » civilisation. Prométhée enchaîné Depuis deux ou trois décennies, un nouveau modèle humain a émergé. Tzevan Todorov affirme que l’homme y a définitivement acquis le statut d’une chose. L’homme nouveau ressemblerait à une passoire. Il ne résiste à aucun flux et circule, tel un somnambule, dans la complexité des réseaux sur lesquels il n’a aucune prise. C’est un consommateur en bonne santé. Il est loin, le temps où il n’était qu’une chair à canon. Il n’est même plus une velléité à consensus. Il est devenu une pâte à informer. Cette créature, modelable à souhait, accepte avec jouissance de se conformer à des comportements nouveaux, entièrement fabriqués et qui lui garantissent avec certitude une étanchéité totale à l’intelligence politique. Cet être, point d’orgue de l’optimisme historique et de l’utopie du progrès, s’exhibe désormais sans complexe. Il proclame sans pudeur son souhait ardent à réconcilier deux formes de techno-spiritualité. D’une part, la spiritualité comptable du commis épicier et, de l’autre, celle, managériale mais sans doute plus sophistiquée, de l’inspecteur des finances. Ainsi se réalisera peut-être la sinistre prédiction de George Orwell, portant sur l’ère marchande qui verra les hommes se comporter compulsivement comme des rats de laboratoire. Le dernier râle de Prométhée ? Dans la pénombre et le flou de la période intermédiaire que nous vivons, ce modèle d’homme fait partie de ces monstres que Gramsci avait entrevus. Qu’est-ce qui succédera à la crise actuelle ? L’optimisme historique se laissera-t-il facilement dompter par le réalisme ? Assistons-nous à un retour en force, durable, du politique ? Ou, dans un ultime sursaut d’agonie, l’optimisme historique ne risque-t-il pas de s’emballer sur un mode métaphysique et nous plonger dans les violences redoutables d’une eschatologie qui ne veut pas dire son nom ? Pr Antoine COURBAN (1) Cité par A. Lipietz, in « Le Monde » du 24/08/1996.
« L’ancien se meurt, le nouveau ne parvient pas à voir le jour : dans cet interrègne, surgissent les monstres » ( A. Gramsci1)

Depuis le XVIIIe siècle, nous avons vécu sur la base d’une certitude qui nous paraissait inébranlable : l’optimisme historique que l’idéologie du progrès nous permet d’afficher, voire d’ériger en la religion d’une modernité...