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Actualités - CHRONOLOGIE

PORTRAIT D’ARTISTE - À 88 ans bien sonnés Guvder, une fringante jeunesse

Il a les cheveux blancs ébouriffés comme un carnassier hérissé. Son rictus voltairien n’a pas le mordant du maître de Ferney, mais déborde de sollicitude, de bonté et d’humanisme. Son regard est hanté par une lueur de folie. Folie d’une boulimie de vivre et de savoir, d’une bougeotte intellectuelle sans frein. À 88 ans Guvder, maître à dessiner de plus d’une génération et infatigable invité des cimaises qui vont de Beyrouth à Amsterdam en passant par Rome, Paris et Bruxelles, est d’une fringante jeunesse. Ses amis les livres le consolent de tous les déboires, l’emmènent très loin et ne l’abandonnent jamais. Il saute littéralement du monde de Husserl à celui de Michaux en chatouillant du regard celui de Nietzsche… De la poésie à la musique (Vivaldi et «?vartabed?» Komitas sont ses favoris), les mots et les sons s’enchaînent aux mouvements de ses dessins tourmentés et «?rembrandtiens?»… Il clame, haut et fort, à qui veut bien l’entendre, que Rembrandt, le génie de tous les siècles, a de la graine arménienne… Sans nul doute, les historiens l’auront noté quelque part… Mais trêve de présentations, Guvder n’est pas homme à se laisser confiner ni dans un espace étroit ni dans des formulations conventionnelles. Au haut d’une tour face à la mer de Jounieh, le peintre des légions en noir et blanc qui voyagent sans fin sur le papier Canson est entouré d’une masse de croquis, d’épreuves, d’ébauches, d’épures, de dessins. Mais aussi de pierres choisies au hasard des randonnées sur la plage et des racines de roseaux arrachées au ventre de la terre… Racines énigmatiques, noueuses, lisses, rêches, aux pilosités rugueuses, sculptées comme des masques où l’homme redécouvre la lecture des signes, des symboles, des allusions à la vie si éphémère, si imprévisible… Guvder les interroge inlassablement, amoureusement. Elles (ces racines à la fois inquiétantes et réconfortantes comme des accessoires de magie vaudou) et ces pierres, blanches et astiquées, astucieusement montées comme un objet d’art bantou… Avec Guvder, à l’écoute et à l’affût de la pulsation de la vie (il a baptisé Toile cosmique une de ses œuvres litho offerte à ses amis, en toute complicité, avec son complice Jiraïr Khatchadourian), tous les détails d’un parcours humain et de son environnement sont à retenir... Surtout ceux que dame nature nous cède et nous concède. Et c’est en connaissance de cause qu’il parle de la règle du «?nombre d’or?» (clef d’œuvre en musique) pour découper l’espace d’un tableau car «?la peinture est une partition?», dit ce jeune homme presque nonagénaire. Division où l’équilibre s’établit sur l’espace blanc en un instant comme les solides assises et fondements d’une bâtisse… Trempé d’encre de Chine, se pose alors en toute délicatesse ce fameux roseau japonais que Guvder brandit et manipule avec la fervente dévotion d’un talisman salutaire. «J’ai mis un demi-siècle à maîtriser l’emploi du roseau. Il ne faut surtout pas qu’il pèse sur le papier. Il doit s’y frotter en toute douceur, effleurer à peine le papier. Il s’agit de la plus délicate des caresses…?» Et naît, grasse, aérienne, tortueuse ou droite, cette ligne noire. Une ligne jaillie de la fissure, entre invocation et évocation. Une ligne échappée à l’éclatement, entre rêve et réalité, entre désir et volonté de créer, entre inspiration de la nature et adroite technicité de reproduire la vie. Une ligne d’où émerge un monde incantatoire, fabuleux dans son tracé net, précis, orné ou dépouillé. À part sa foi en l’amour, un des meilleurs aphorismes de Guvder, frénétique travailleur pour qui vingt heures par jour sont absolument insuffisantes, est cette citation?: «?Il faut vivre plus de cent ans pour comprendre une ligne…?» Pour cet éternel étudiant de la vie, l’art est aussi un acte de foi en Dieu. Quelle plus belle déclaration que ce?: «?J’ai mis l’art dans ma prière?», lâché par Guvder en peaufinant, dans un geste furtif et nerveux, le contour d’un personnage sur le papier tout en balançant de la tête sur un Vespre de Vivaldi, diffusé par le recorder posé au bout du petit bureau encombré de rouleaux de dessins, de racines desséchées et de pierres blanches et lisses comme les pions d’un improbable damier… Edgar DAVIDIAN
Il a les cheveux blancs ébouriffés comme un carnassier hérissé. Son rictus voltairien n’a pas le mordant du maître de Ferney, mais déborde de sollicitude, de bonté et d’humanisme. Son regard est hanté par une lueur de folie. Folie d’une boulimie de vivre et de savoir, d’une bougeotte intellectuelle sans frein. À 88 ans Guvder, maître à dessiner de plus d’une...