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Actualités - REPORTAGE

REPORTAGE De violence en misère, le drame des réfugiés somaliens au Yémen

De notre envoyée spéciale à ADEN, Émilie SUEUR Ils ont fui un pays pauvre et violent pour trouver refuge… dans un pays pauvre. Entre 150?000 et 700?000 Somaliens sont actuellement réfugiés au Yémen. Chaque année, ils sont de plus en plus nombreux à flirter avec la mort en traversant le golfe d’Aden, dans l’espoir d’une vie meilleure, ou du moins d’une vie tout court. Une terre sableuse et jaunâtre, à perte de vue. Une terre cuite par un soleil implacable. Difficile d’évaluer la température à l’ombre, tant il y a peu… d’ombre. Au soleil, le mercure s’affole autour des 45 à 48 degrés. Quelques arbres, poussiéreux et rachitiques, plient sous la violence des rafales de vent chargées de particules qui brûlent les yeux et mitraillent l’épiderme. Dire que le climat est hostile à Kharaz relève de l’euphémisme. C’est pourtant là, dans un camp situé à 200 kilomètres d’Aden, capitale du Sud-Yémen, que vivent plus de 10?000 réfugiés, en très grande majorité somaliens. Les Somaliens représentent plus de 90?% des réfugiés de la Corne de l’Afrique installés au Yémen. Une population estimée à 150?000 personnes par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (UNHCR), alors que les autorités yéménites avancent le chiffre de 700?000. Ce dernier chiffre étant probablement gonflé, selon l’UNHCR. Kharaz, établi en 2001, est le plus grand camp de réfugiés. «?Il accueille les réfugiés les plus vulnérables. Ceux qui ne peuvent vivre dans les villes?», explique Leila Nassif, responsable du UNHCR à Aden. Ceux qui échouent à Kharaz semblent en effet être à court d’options. Dans le camp, les réfugiés n’en finissent d’ailleurs pas de dénoncer leurs conditions de vie. «?Le climat est terrible ici. Ce n’est pas une vie?», se lamente Bostaya Adem Abdullah, en allaitant son petit dernier. Bostaya est une pionnière des camps de réfugiés. Bostaya, son mari et ses trois enfants sont arrivés au Yémen en 1991, alors que la Somalie sombrait dans une guerre interclanique. En 17 ans, elle est passée par tous les camps de réfugiés au Yémen, Madinat Chaab, al-Kout, Jaheen et Kharaz. Ce dernier est le pire, selon elle. «?Kharaz est éloigné de tout. On est en plein désert. On ne peut pas trouver de travail ici?», explique cette femme de 35 ans, aujourd’hui mère de 8 enfants âgés de 8 mois à 21 ans. Omar, son mari, travaille quand il peut. De temps à autre, il aide le Programme alimentaire mondial (PAM) à distribuer les rations de nourriture, de la farine, de l’huile, du sucre, du sel, des haricots et du riz. Ce mois-ci, pas de riz. «?Le PAM subit les affres de la situation mondiale. Avec la hausse du prix des produits alimentaires, nous n’avons pas pu trouver de riz ce mois-ci. Nous avons compensé avec de la farine?», explique Anouar Ali, responsable du PAM à Kharaz. «?Pas de riz, c’est grave, c’est la base de notre alimentation?!?» se plaint Bostaya. «?À Jaheen, une route traversait le camp, ce qui permettait aux réfugiés de faire un peu de commerce. Mais leurs conditions de vie étaient pires qu’à Kharaz. Ils vivaient sous des tentes ou dans des habitations en bois?», explique Leila Nassif. Certains connaisseurs du dossier des réfugiés soulignent en outre que la route était propice au développement de la prostitution. À Kharaz, les réfugiés sont installés dans du dur. Chez les Abdallah, 10 personnes vivent dans une pièce de 20 mètres carrés. Quatre murs en parpaing, percés d’une porte et d’une fenêtre, entre lesquels sont disposés les effets d’une vie de réfugié?: quelques matelas et couvertures, une étagère en bois, des vêtements, deux petites malles et des ustensiles de cuisine. «?En été, à cause de la chaleur, on dort tous dans la cour?», explique Bostaya. La cour est un espace de terre battue que la famille partage avec quelques poulets et une chèvre. «?En hiver, on dort tous dedans.?» À Mogadiscio, Bostaya avait une maison, «?une maison à nous?». Cette maison, des hommes en arme la lui ont volée, il y a 17 ans. «?Ils sont entrés chez nous, ils ont tout pris et ils nous ont chassés?», explique Bostaya. La famille a alors décidé de fuir. La balafre sombre – souvenir d’une balle perdue – qui barre le haut du nez de sa fille, Ayan, âgée de deux ans à l’époque, est un rappel permanent de la violence qu’ils ont laissée derrière eux. La Somalie a commencé à saigner il y a 17 ans. Aujourd’hui, elle souffre encore. Résultat, le flot de réfugiés vers le Yémen ne cesse de grossir. Durant les premiers cinq mois de 2008, 20?000 réfugiés sont arrivés au Yémen, soit le double du nombre d’arrivées à la même période en 2007, selon l’UNHCR. Lul Hadji Osman fait partie des nouveaux arrivants. Depuis trois mois, cette femme de 43 ans est installée avec ses 5 enfants sous une tente dans la partie de Kharaz réservée aux nouveaux venus. Pour atteindre le quartier des nouveaux arrivants, il faut traverser une zone désertique, au milieu de laquelle trône «?l’arbre à viande?». Aux branches déplumées de cet arbre pendent des quartiers de chameau. «?Ici, on ne trouve que de la viande de vieux chameau. Les jeunes chameaux sont meilleurs au goût, mais trop chers?», indique Madha, un jeune garçon du camp, en observant le boucher qui coupe les morceaux de viande disposés sur une bâche poussiéreuse étendue à même le sol. Lul vient d’une région rurale près de Mogadiscio. Elle est un résumé des plaies qui ravagent la Somalie?: pauvreté et violence. La ferme familiale ne parvenant plus à satisfaire les besoins de la famille, Lul, son mari et leurs enfants ont décidé de partir pour Mogadiscio. Quelques mois après leur arrivée, son époux se fait tuer sur un marché de la capitale par les soldats éthiopiens déployés en 2006 à la demande du gouvernement. «?Après la mort de mon mari, j’ai décidé de quitter mon pays pour la sécurité de mes enfants?», explique cette Somalienne de 43 ans. Elle se rend alors à Bossaso, l’un des principaux points de départ des réfugiés vers le Yémen. À Bossaso, elle ramasse les ordures pour financer le voyage. Au bout de cinq mois, elle n’a récolté de l’argent que pour elle et cinq de ses enfants. Trois doivent rester sur place. Pour effectuer la dangereuse traversée, le passeur réclame 150 dollars par personne, une fortune dans un pays où le PNB par habitant est de 600 dollars. Et pour 150 dollars, chaque candidat au voyage décroche un ticket en classe «?enfer?». «?Nous étions 39 sur le bateau. Je devais continuellement tenir un de mes enfants sur les genoux. Le voyage a duré 5 jours car le bateau s’est perdu au large des côtes yéménites, explique Lul. Nous n’avions plus d’eau ni de nourriture. Pour nos besoins, il fallait faire sous nous.?» Rapidement, le soleil de plomb a raison des plus faibles. «?Trois personnes sont devenues folles. L’une d’entre elles a commencé à arracher ses vêtements. Elle hurlait, se souvient Lul. Alors le passeur, un Somalien, a commencé à la frapper avec un bâton.?» La traversée du golfe d’Aden est l’antithèse du Cid. Les réfugiés sont souvent moins nombreux à l’arrivée qu’au départ. Selon un rapport de Médecins sans frontières, 5% des 29?360 personnes ayant entrepris la traversée en 2007 n’ont pas atteint les côtes yéménites. 654 morts et 754 disparus. Un rapport qui pullule, en outre, d’histoires sordides de passeurs battant leurs passagers de misère, les jetant par-dessus bord ou leur ordonnant de sauter à la mer dès que les côtes yéménites sont en vue. Malgré le voyage, malgré les conditions de vie dans le camp, malgré l’absence quasi totale de perspective d’avenir, Lul est «?heureuse?» d’être au Yémen, le pays le plus pauvre de la péninsule Arabique. «?Ici, je suis en sécurité?», dit-elle, un sourire aux lèvres et un enfant dans les bras. Cap sur l’Arabie saoudite Pour Mohammad Ibrahim Issak, un jeune homme long et sec de 29 ans, le Yémen ne suffisait pas. Son «?eldorado?» était plus au nord, en Arabie saoudite. À cinq reprises, il a passé la frontière entre le Yémen et le royaume wahhabite, au milieu de la nuit, en évitant les patrouilles saoudiennes. «?Là-bas, on peut faire un peu plus d’argent?», explique-t-il, accroupi près d’une tente sous le soleil de Kharaz. Cinq fois, il a été arrêté par la police saoudienne. Contrairement au Yémen, qui a ratifié la convention de 1951 sur les réfugiés et qui accorde automatiquement le statut de réfugié aux Somaliens en raison des relations entre les deux pays, l’Arabie saoudite les expulse. «?À chaque arrestation, on m’a mis dans un avion, direction Mogadiscio.?» À chaque fois, Mohammad a repris le bateau pour revenir au Yémen. La dernière fois, c’était il y a un an et demi. Aujourd’hui, le jeune homme ne tente plus le diable. Il est marié et a un bébé. Nombreux sont ceux qui, comme Mohammad, tentent leur chance de l’autre côté de la frontière. En témoignent les bureaux de transfert d’argent qui, à Basateen, une sorte de bidonville en bordure d’Aden accueillant également les réfugiés somaliens, travaillent surtout avec l’Arabie saoudite. Basateen n’est pas Kharaz. Le climat y est plus supportable et, surtout, Basateen n’est qu’à une quinzaine de minutes d’Aden. La proximité avec la ville offre des opportunités d’emploi. Dans les rues d’Aden, de nombreux réfugiés travaillent d’ailleurs comme laveurs de voitures. Les conditions de vie à Basateen sont toutefois loin d’être optimales. Dans cette banlieue pauvre, les réfugiés sont entassés dans des maisons divisées en six chambres. Chaque famille loue une chambre et partage les sanitaires et la cuisine avec les autres familles. Ici, les réfugiés sont livrés à eux-mêmes : ils doivent se débrouiller pour payer leur loyer et nourrir leur famille. Certains s’en sortent, comme Alwia Charif Hussein, une veuve de 40 ans, qui, grâce à un microcrédit, a monté un atelier de tissage. Pour d’autres, la vie est plus dure. Rahma Abdi Osman, une Somalienne d’une trentaine d’années, survit en faisant le ménage dans un restaurant à Aden. Elle assure seule la subsistance de sa famille qui compte quatre enfants. «?Mon mari est inutile. Il ne trouve pas de travail. Tout ce qu’il fait, c’est me tabasser?», affirme cette grande femme, en agitant les bras. «?La situation d’extrême précarité des réfugiés entraîne des violences domestiques et de nombreux divorces?», explique Domenica Costantini, responsable d’Intersos, une ONG italienne établie à Basateen. En raison du chômage et de la hausse continue du coût de la vie, nombreux sont les réfugiés à envisager un retour à Kharaz, synonyme de prise en charge totale par l’UNHCR. Appels à la communauté internationale Pour les jeunes, l’avenir semble bouché. Si Khadija, une Somalienne de 23 ans, a suivi des études à l’université d’Aden, la plupart des jeunes réfugiés ont baissé les bras. «?On pourrait étudier, mais de toutes les manières, après, on ne trouvera pas de travail, dit Charmaki, un jeune Somalien perpétuellement souriant. Alors, on passe la journée entre la maison et le terrain de football.?» Face au lourd dossier des réfugiés, le Yémen, empêtré dans ses problèmes économiques et autres, ne peut pas faire grand-chose. «?Au Yémen, le marché du travail est très petit. Les Somaliens prenaient les emplois dont les Yéménites ne voulaient pas. Mais aujourd’hui, même si les Yéménites veulent reprendre ces emplois, les Somaliens les font pour moins cher?», souligne Aidroos al-Naqib, député du Parti socialiste. «?Le Yémen a du mal à aider les réfugiés car le pays lui-même a besoin d’aide?», estime Ali Mouthana Hassan, vice-ministre yéménite des Affaires étrangères. D’où une multiplication des appels à l’aide adressés à la communauté internationale. «?La communauté internationale devrait s’engager en Somalie, en envoyant notamment des soldats dans le cadre d’une force du maintien de la paix?», pense Ali Mouthana Hassan. «?Par ailleurs, avec l’UNHCR nous essayons de convaincre les Somaliens de ne pas venir au Yémen. Les passeurs leur promettent le paradis, mais ce n’est pas le cas?», ajoute le vice-ministre. «?L’un de nos objectif est effectivement d’accroître l’assistance en Somalie même?», souligne pour sa part Claire Bourgeois, responsable de l’UNHCR au Yémen. «?La situation est très complexe en Somalie. Certains des réfugiés fuient les violences, mais d’autres, et je pense qu’ils sont nombreux, sont des migrants économiques, affirme Ali Mouthana Hassan. Grâce au processus d’enregistrement, nous allons pouvoir différencier ces deux types de population. Cela est important car le Yémen n’a pas les moyens d’accueillir les migrants économiques. Nous devons convaincre ces derniers de rentrer chez eux.?» Et le vice-ministre de reconnaître que le choix de Kharaz pour l’établissement d’un camp s’inscrit dans cette stratégie : «?Oui, Kharaz n’est pas très hospitalier. Mais nous ne voulons pas que les réfugiés pensent qu’ils peuvent rester longtemps au Yémen. Le Yémen ne peut être qu’un pays de transit.?» Le vice-ministre estime, en conséquence, que «?la communauté internationale devrait nous aider en recevant elle aussi des réfugiés?». L’implantation de réfugiés dans un autre pays reste toutefois extrêmement rare. Entre 2005 et 2007, 173 réfugiés somaliens ont été installés dans un pays tiers. Une goutte d’eau par rapport à la population totale des réfugiés au Yémen. En attendant, les jeunes de Basateen vivent au jour le jour. «?L’avenir, je préfère ne pas trop y penser. J’espère juste que dans 5 ans, je ne serai plus ici?», explique Charmaki. Âgé de 24 ans, il est au Yémen depuis 17 ans. * * * Somalie : 17 ans de crise La Somalie est en guerre civile depuis la chute de l’ancien président Mohammad Siad Barre en 1991. En 2006, les insurgés de l’Union des tribunaux islamiques prennent le pouvoir à Mogadiscio. Ils sont chassés en décembre 2006 grâce à une intervention des troupes éthiopiennes, venues soutenir le gouvernement de transition somalien d’Abdoullahi Youssouf. Le gouvernement somalien avait conclu en juin dernier une trêve, sous l’égide de l’ONU, avec une partie de l’opposition islamiste. Cette trêve a été dénoncée début août par la branche la plus dure de l’opposition. Les combats entre insurgés et troupes éthiopiennes et du gouvernement sont quasi quotidiens depuis plusieurs mois.
De notre envoyée spéciale à ADEN, Émilie SUEUR

Ils ont fui un pays pauvre et violent pour trouver refuge… dans un pays pauvre. Entre 150?000 et 700?000 Somaliens sont actuellement réfugiés au Yémen. Chaque année, ils sont de plus en plus nombreux à flirter avec la mort en traversant le golfe d’Aden, dans l’espoir d’une vie meilleure, ou du moins d’une vie tout...