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Actualités - OPINION

Trois scènes, deux méditations… et une valise II - Pactiser ou partir Kodo BASSILLA

Ces problèmes évoqués ne sont pas l’apanage du Liban : il suffit de lire les rapports annuels des Nations unies sur le développement humain dans les pays en voie de développement. Ils sont édifiants ! (Voir L’Orient-Le Jour du mardi 22 juillet 2008). Chacune des trois scènes présentées dans la première partie de cet article peut servir de prototype des malheurs d’un village quelconque du tiers-monde et une illustration du faramineux gaspillage d’énergie humaine. Reprenons la scène 1 du début (une association qui construit un jardin public et une municipalité qui lui met les bâtons dans les roues). Ajoutons un éclairage : un notable du village – mentor de la municipalité et adversaire politique du député X de la région – déclare qu’il ne peut accepter que ce soit «?X qui inaugurera le jardin… C’est moi qui ai fait arrêter les travaux, pas le maire?!?» Et ouvrons un peu plus le rideau?: des dizaines de réunions et deux ans de négociations entre la «?municipalité politique?» et l’association environnementale, plusieurs services administratifs publics mobilisés (foncier, topographie, urbanisme, …), un nombre indéterminé de comités de coordination, d’arbitrages amicaux, d’expertises et de contre-expertises, de médiations impliquant un préfet (le mohafez) et un évêque, etc. Évaluons maintenant le rendement de cet investissement en en examinant le résultat?: un terrain vague qui demeure un terrain vague et, en prime, une jeunesse désabusée. Pour une entreprise, cela s’appelle «?fiasco?», «?gâchis?», «?banqueroute?», «?faillite?»… Pour un village, cela s’appelle «?politique?»?! L’usage courant de ce mot dans notre culture libanaise doit semer le doute dans l’esprit de nos jeunes élèves sur la santé mentale de leur prof, qui affirme que, d’après son étymologie grecque, le mot «?politique?» signifie «?le bien de la cité?». Question : comment imaginez-vous l’histoire du jardin suspendu (toujours de la scène 1) se dérouler, parallèlement, dans un village européen ? On risque peu de se tromper en affirmant que le villageois occidental sera déjà en train de bénéficier tranquillement de son jardin public et qu’il planche désormais sur l’étude d’un nouveau projet pour son village. Pendant que nous, nous serons encore plantés au milieu de notre terrain vague en train de nous lamenter sur notre sort, d’accuser fébrilement je ne sais quelle fatalité et de rêver à l’Eldorado occidental. Sans oublier néanmoins, en rentrant chez nous, de réciter inlassablement et béatement notre credo?: «?Le Libanais est l’homme le plus intelligent au monde.?» Bon. Manifestement, quelque chose doit changer, mais qui initierait le changement ? D’où viendrait le salut ? Des municipalités ? Hopeless ! Du peuple ? Hopeless ! De l’Église ? Hopeless ! III - Une valise Et après tous ces palabres ? Eh bien je suis de plus en plus tenté par l’idée de ranger ma bougie dans ma valise, d’acheter un billet d’avion et m’envoler vers un autre pays. Un pays?: 1. où le rire d’un enfant jouant dans un jardin, la sérénité joyeuse d’une personne âgée sur un banc avec ses congénères ne sont pas des articles négociables au bazar des intérêts personnels, petits et étroits?; 2. un pays où tout le monde investit pour conserver la forêt au lieu de couper la forêt pour que quelques-uns investissent ; en somme un pays où l’on* ne regarde pas le ciel à travers le tube de bambou que chacun s’est choisi (* «?on?» = citoyens et gouvernants confondus)?; 3. enfin, un pays où l’avenir des jeunes pèse plus que la gloire d’un vieux notable et où la foi et le recueillement s’épanouissent davantage dans la simplicité d’une grotte dépouillée que dans le luxe de la plus grande des basiliques. En effet, l’esprit général de la société me rappelle la règle des banquets grecs?: «?Boire ou partir?!?» Ici, nous avons comme l’impression que la règle serait?: «?Pactiser ou partir !?» On peut réagir de différentes manières à ce chantage ; cependant trois réactions me semblent mériter de s’y arrêter?: 1. La réaction de celui qui veut, sincèrement, adhérer au système pour le changer de l’intérieur ; et c’est la réaction la plus absurde. En vérité, au mieux, cette personne ne fait que cautionner et légitimer le système qui, très vite, l’engloutit et l’assimile. Elle aura ainsi péché par excès d’optimisme et payé sa double erreur d’appréciation : premièrement, ce n’est pas en nourrissant l’ogre que l’on aide à s’en débarrasser. Deuxièmement, on peut de nos jours «?être persan à Paris?» (les temps ont changé depuis Jacques le Fataliste), mais comment peut-on être canari dans une enceinte de corneilles ? A-t-on jamais vu un papillon de champ entrer dans les galeries souterraines pour y convertir les chauves-souris ? 2. La réaction de celui qui décide effectivement de partir?; et c’est la réaction la plus saine, car elle préservera l’équilibre psychique de son auteur, donc l’essentiel?: le bonheur de vivre et celui de sa famille?; 3. La réaction de celui qui, ayant horreur de tout ce qui ressemble de près ou de loin à du défaitisme, choisira de rester ; et c’est la réaction la plus courageuse. Son auteur appartient à cette espèce d’homme qui préfère se faire enterrer avec ses principes plutôt que de composer ou de déguerpir. Il existe même une quatrième voie, intéressante, transversale et assez originale, c’est celle de cet homme qui a choisi de rester ; cependant, dans son testament, il demande, quand Dieu aura appelé son âme, d’envoyer son corps reposer sur la terre d’un autre pays. Il préfère attendre le Jugement dernier ailleurs qu’au Liban. Question de claustrophobie, dit-il. Il serait utile de préciser que ce que certains Libanais fuient dans leur pays, ce n’est pas l’insécurité, ni l’instabilité politique, ni la situation financière, ni les constructions laides et anarchiques, ni le chaos et le danger de la route, ni la corruption, ni la justice à la bonne franquette, ni les coupures de courant, ni, ni, ni… Bien au contraire : tout cela est générateur de causes, donc de lutte pour le mieux et par là peut être source de joie. Non. Ce que certains fuient, c’est simplement l’inertie du système. La première loi de la vie est le changement. C’est Héraclite qui nous l’a enseigné. La logique mathématique élémentaire nous apprend ce que serait la vie quand le changement est prohibé… Ce qui est révoltant, ce n’est pas le sous-développement, c’est la complaisance dans le sous-développement et le refus de l’évolution. N’est-il pas surprenant que le bilan des combats pour un monde meilleur menés depuis les années soixante soit aussi maigre ? Nos slogans?: justice sociale, laïcité, émancipation de la femme, égalité des droits… que sont-ils devenus ? Je souris quand je rencontre un vétéran de cette époque où l’on rêvait, à présent rangé, en costard-cravate, parfumé, roulant en 4x4 ou en Mercedes et… devenu, entre-temps, un nouveau gardien de l’ancien temple qu’il jurait pourtant de démolir. Mais là où je n’arrive franchement plus à camoufler mon sourire, c’est quand j’entends les gens dire de lui?: «?Il est devenu respectable, il est arrivé?» (ailleurs on dirait «?il est arriviste?», petite nuance de langage qui dit beaucoup sur la grande nuance entre deux échelles de valeurs). Aussi, ce qui est révoltant, ce n’est pas le fait que le pays n’offre rien à ses citoyens. C’est justement le contraire : ce qui est révoltant, c’est que le pays est imperméable aux offres et dons de ses citoyens «?changeateurs?» (pour ne pas utiliser le mot «?progressiste?» qui s’est vidé de tout sens). On n’est pas généreux quand on ne donne pas, c’est connu et acceptable. Mais on est encore moins généreux quand on refuse de recevoir ce qui est donné avec amour, et c’est incompréhensible et vexant. En lisant Amin Maalouf racontant les péripéties de son village au XIXe siècle (Origines, 2004), j’ai l’impression de lire les péripéties actuelles de l’un de nos villages d’aujourd’hui. Nous sommes-nous déjà fossilisés ? Faut-il l’admettre pour vivre heureux dans ce pays ? Certes, l’homme est «?un être qui s’habitue à tout?», j’ajouterai même : «?et agréablement?». Hormis à une chose?: qu’on lui ferme à la fois les vannes de la réflexion et de l’action. J’entends la réflexion fertile et l’action fructueuse. Or pour l’instant, ces vannes de la réflexion et de l’action semblent simultanément, solidement et irrémédiablement bouchées dans notre pays. Pour conclure et tourner le dos un peu à notre mur de lamentations quotidiennes, il est bon de se rappeler que ce pays a produit par le passé des citoyens «?différents?». Je pense notamment au parlementaire Joseph Moghaizel, à la juriste Laure Moghaizel, à cet avocat qui, sa vie durant, a lutté pour l’abolition du confessionnalisme (source – selon lui – de tous nos maux). Je pense aussi, au présent et plus proche de moi, à cet ami paysan, fils de paysan, dans la trentaine, qui s’accroche à cultiver sa terre. Une terre souvent ingrate pour laquelle il compose des poèmes exquis, qu’il lit à ses enfants avant de les coucher… Je pense à notre voisin, épicier, qui, entre deux clients, sort son livre pour lire quelques lignes ou prend son cahier pour faire un dessin. Qui, l’après-midi, après l’école ou la colonie, joue et fait du vélo avec les enfants du quartier et qui, le soir, enlace son épouse enceinte pour faire une petite promenade ensemble… Je pense à ce proche, haut fonctionnaire, qui, imperturbable et contre vents et marées, œuvre à assainir l’administration. Touchant un salaire de misère, soumis à des tentations miroitantes, affrontant un milieu hostile : c’est un travail d’Hercule. Chacun de nous, en ouvrant bien l’esprit – et accessoirement bien les yeux – rencontrera sûrement autour de lui des «?citoyens inconnus?». Finalement, il m’est doux également de penser à ce que ma mère répétait souvent?: «?La nuit, quand l’obscurité est à son comble, c’est que l’aube commencera à poindre.?» Maman se trompait rarement… Article paru le mercredi 23 juillet 2008
Ces problèmes évoqués ne sont pas l’apanage du Liban : il suffit de lire les rapports annuels des Nations unies sur le développement humain dans les pays en voie de développement. Ils sont édifiants ! (Voir L’Orient-Le Jour du mardi 22 juillet 2008).
Chacune des trois scènes présentées dans la première partie de cet article peut servir de prototype des malheurs d’un...