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CULTURE ALTERNATIVE - Les « poéticiens » taquinent la muse et brisent les tabous Lorsque la poésie se fait underground

Autant le dire tout de suite : une soirée passée avec les « poéticiens » vous fait l’effet d’une douche froide. Glacée même. Rafraichissante en ces temps de canicule, certes, mais aussi paralysante. Tant les mots sont crus, tant les thèmes sont crânes, tant les poètes sont audacieux. Impossible, en tout cas, d’y rester indifférent. Dans un pays où les apparences sont triomphantes, le verbe n’apparaît-il plus que dans l’underground ? Les « poéticiens » se réunissent au Samra Bar de Zico House presque toutes les huit semaines. Dans cette atmosphère enfumée, sous les lampions rouges, un micro à la main, ils vident leurs tripes. Muet, attentif, haletant sous les angoisses exprimées ou le sourire en coin en réaction aux batifolages racontés, le public applaudit sans réserve. Certains spectateurs s’enhardissent, griffonnent quelques mots sur un carnet et demandent la permission de monter à la tribune. Hind Shoufani, qui joue les maîtresses de cérémonie, acquiesce. Elle griffonne le nom du poète en herbe sur un calepin, lui pose quelques questions et se dirige de sa démarche chaloupée vers le podium. Extravertie, sûre d’elle-même, elle accueille l’audience avec chaleur et sait, à travers quelques mots introductifs bien choisis, mettre les « taquineurs de muse » à l’aise. La cinéaste poétesse est à l’origine de ces réunions « qui nous permettent de nous exprimer, de nous défouler », explique-t-elle en sirotant un café au lait glacé. « C’est la meilleure des thérapies et cela coûte beaucoup moins cher qu’une psychanalyse », rigole la jeune fille aux boucles reflets grenadine qui rend ici hommage à la tradition américaine du Spoken Word. Ce mouvement de « poésie urbaine » est né en effet aux States vers le milieu des années quatre-vingt, au sein des bars d’un Chicago postindustriel et maussade. De jeunes artistes, inspirés par la tradition littéraire alternative américaine de Walt Whitman, John Kerouac et Allen Ginsberg, désiraient faire descendre la poésie de son piédestal. Ayant vécu à New York pour y suivre des études de cinéma, Hind Shoufani a fréquenté, en simple auditrice, de nombreuses soirées de Spoken Word ou de Slam Poetry (concours de poètes). Le mot « slam » désigne en argot américain « la claque », « l’impact », terme emprunté à l’expression « to slam a door », qui signifie littéralement claquer une porte. Dans le cadre de la poésie orale et publique, il s’agit d’attraper l’auditeur par le col et de le « claquer » avec les mots, les images, pour le secouer, l’émouvoir. Slamer, c’est donc dire le monde et la société sans complexe, dans un souci de partage. Cette pratique poursuit un objectif ambitieux : revenir à l’essence de l’oralité et aux sources de la poésie. De retour au pays du Cèdre, après la guerre de juillet 2006 qui lui a inspiré de nombreux poèmes, Hind Shoufani a donc hâte de faire connaître cette pratique à ses amis poètes ou écrivains en herbe. L’art de « claquer les vers » naît ainsi à Beyrouth, dans une maison d’abord puis, et cela devient une tradition, au Bar Samra de Zico House. Les poéticiens, qu’ils se nomment, en allusion à la poésie et à la politique qu’ils ne se privent pas de fustiger. Car, sans être carrément politisé, le Spoken Word présente souvent une notion d’engagement de la part de l’artiste envers sa communauté. On retrouve ainsi dans ces soirées plus qu’ailleurs, un rassemblement des différentes minorités (anarchistes, athées, gay…). Le milieu rejoint donc un public varié (artistes, étudiants et même un médecin...). Il est démocratique et offre une large place aux nouveaux et à la relève, quel que soit son âge. Et sa langue d’expression, car on s’exprime ici aussi bien en anglais, en français ou en arabe. L’envie de nouveaux territoires mène ces jeunes marginaux vers la recherche d’une expression toujours plus libre, se jouant des cadres établis, au-delà de l’esthétique de la belle poésie, vers la sincérité d’une exploration intérieure. Leurs textes, à l’ironie cinglante, versent tantôt dans la poésie réaliste à l’humour décapant, tantôt dans une prose acerbe et désenchantée. Les poéticiens ont pour ambition, au travers de leurs nombreux textes, parodies et proses, de rendre le monde meilleur, plus juste, plus libre. Pour tenter d’enrayer la misère intellectuelle, pour faire disparaître leur faim de culture, la guerre. Quand il n’y a plus d’espoir, quand ils ne voient plus le bout du tunnel, ils écrivent. Et partagent. Peu importe l’origine sociale ou culturelle ; timides, excentriques, zen ou provocateurs, toutes les qualités et les défauts des récitants sont admis. Une mouvance alternative, festive et engagée qu’il est nécessaire de préserver. Maya GHANDOUR HERT
Autant le dire tout de suite : une soirée passée avec les « poéticiens » vous fait l’effet d’une douche froide. Glacée même. Rafraichissante en ces temps de canicule, certes, mais aussi paralysante. Tant les mots sont crus, tant les thèmes sont crânes, tant les poètes sont audacieux. Impossible, en tout cas, d’y rester indifférent. Dans un pays où les apparences...