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Jamil Hamad, de Safsaf à Sabra et Chatila Propos recueillis par Émilie SUEUR

Pour Jamil Hamad, la création de l’État d’Israël a la couleur du sang. Celui d’êtres chers fusillés en octobre 1948 par les soldats israéliens dans son village de Safsaf. Les bombardements israéliens contre ce village, situé non loin de Safad, dans le nord de la Galilée, ont débuté fin octobre. « À l’époque, j’avais 12 ans. J’étais trop jeune pour participer à la défense du village. Deux de mes frères ainsi que mon père ont pris les armes. Un moment, nous avons pensé que les troupes de la légion arabe allaient nous défendre. Mais, au bout d’une journée de combat, elles ont quitté le village, au milieu de la nuit », raconte Jamil, 72 ans, assis bien droit sur un canapé, dans son appartement de Sabra et Chatila. « Les soldats israéliens ont alors investi le village et rassemblé les hommes. Ils en ont aligné 74 face à un mur. Parmi eux, il y avait deux de mes frères, Ahmad, 27 ans, et Mahmoud, 17 ans, il y avait aussi mon père, des oncles et des cousins. Moi, j’étais trop jeune, ils ne m’ont pas pris. On m’a empêché de voir l’exécution, mais j’ai entendu les mitraillettes. » Jamil marque une pause. C’était il y a 60 ans, mais le film du drame semble défiler en son et lumière devant ses yeux fatigués. En face de lui, sa fille, Nohad, née à Sabra et Chatila, a les larmes aux yeux. « En tout, il y a eu plus de cent morts. Ensuite, les Israéliens ont jeté les corps dans le puits. Nous n’avions plus d’eau, l’odeur était terrible. Nous avons dû quitter le village », poursuit Jamil. Selon Benny Morris, historien israélien, auteur d’un ouvrage sur la naissance de l’État hébreu, le massacre de Safsaf s’inscrit dans le cadre de l’opération Hiram qui, menée entre le 28 et le 31 octobre 48 dans le nord de la Galilée, visait à l’expulsion des Palestiniens. Dans une interview accordée au Haaretz en 2004, Benny Morris affirme qu’en 1948, 24 massacres ont été perpétrés par l’armée israélienne. Selon l’historien, qui a eu accès aux archives déclassifiées de l’armée israélienne, les pires massacres ont eu lieu à Saliha (70-80 tués), à Deir Yassine (100-110 tués), à Lod (250 tués) ou encore à Dawayima (des centaines de morts). « À Safsaf, les soldats ont tiré et jeté dans un puits entre 50 et 70 villageois et prisonniers de guerre », confirme-t-il dans son ouvrage*. Devenu orphelin – sa mère étant décédée alors qu’il n’avait que 3 ans – Jamil a trouvé refuge chez des parents. « Nous n’avions plus rien. Quand nous sommes partis du village, je n’avais même pas de chaussures. » Safsaf se trouve non loin de la frontière libanaise. En peu de temps, les réfugiés arrivent à Bint Jbeil, au Liban-Sud. Ils y restent une quinzaine de jours. « Ensuite, nous sommes allés à Bourj el-Chemali. près de Tyr. On vivait sous des tentes, à même le sol, se souvient Jamil. Quand ils ont compris qu’on les emmenait loin, vers Alep, par exemple, certains réfugiés palestiniens n’ont pas hésité à sauter des trains en marche, avec femmes et enfants », ajoute Nohad. « À l’époque, on pensait encore qu’on rentrerait vite », lâche son père. Après Bourj el-Chemali, Jamil part à Tripoli. « J’y suis resté jusqu’en 1955. Là-bas, j’ai retrouvé un de mes frères. » C’est à cette période que les proches de Jamil lui font comprendre qu’il devrait épouser Alia, la veuve d’un de ses frères. « Elle avait déjà un enfant et était âgée de sept ans de plus que mon père. » « Cela n’a pas été une décision facile, ni pour lui ni pour elle », explique Nohad. En 1954, Jamil et Alia se marient à Aïn el-Héloué. L’année suivante, ils s’installent à Sabra. C’est là que naîtront leurs six enfants. Pour eux, il travaille d’arrache-pied, dans la construction puis dans la couture. Peu à peu, la maison devient plus confortable, un toit étanche, des sanitaires. Pas question, en revanche, de faire travailler les enfants. Eux doivent étudier. « Le plus grand regret de mon père est de ne pas avoir pu poursuivre sa scolarité. Il était alors extrêmement important pour lui que tous ses enfants étudient », explique Nohad. Quand un de ses fils tente de ne plus aller à l’école, son père lui fait comprendre, à grand renfort de claques, que ce n’est pas une option. Aujourd’hui, ses deux fils et l’une de ses filles sont à l’étranger. « Je suis très content de mes enfants, affirme Jamil, en se redressant. Ils ont tous des diplômes, ils ont fait mieux que moi. » Ses enfants lui manquent bien sûr, mais « ils sont bien où ils sont ». Quand on interroge Jamil sur l’avenir du dossier israélo-palestinien, son visage se durcit. « J’aime le Liban, mes amis sont ici. Bien sûr, je serais heureux de rentrer à Safsaf, mais bon, je ne peux pas. Ce que je ne veux surtout pas, c’est aller à Gaza. Gaza, ce n’est pas mieux qu’ici », lâche-t-il, avant d’ajouter: « Le Hamas, c’est l’Iran, le Fateh, c’est les Etats-Unis, pas vraiment mieux. » Soixante ans après la création d’Israël, à qui fait-il porter la responsabilité de son exil ? « Les Israéliens, bien sûr, mais surtout les Arabes, ils sont les premiers responsables de notre misère. » Dans son appartement de Sabra et Chatila, Jamil passe le temps avec ses souvenirs, sa radiocassette rouge, ses amis et ceux de ses enfants qui sont toujours au Liban. Sa femme est décédée depuis plusieurs années. Mais il a toujours sur cassette un enregistrement d’elle chantant le malheur des réfugiés palestiniens. À chaque fois qu’il l’écoute, il ne peut s’empêcher de pleurer. * Benny Morris (2004). The Birth of the Palestinian Refugee Problem Revisited. Cambridge University Press.
Pour Jamil Hamad, la création de l’État d’Israël a la couleur du sang. Celui d’êtres chers fusillés en octobre 1948 par les soldats israéliens dans son village de Safsaf. Les bombardements israéliens contre ce village, situé non loin de Safad, dans le nord de la Galilée, ont débuté fin octobre. « À l’époque, j’avais 12 ans. J’étais trop jeune pour participer...