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Actualités - OPINION

La guerre sur les noms de la guerre Par Melhem CHAOUL *

Il est des thèmes et des comportements politiques qui constituent des prolongements de la guerre par d’autres moyens. Si la politique a été généralement définie comme une autre manière de continuer la guerre, certaines compétitions sportives ne sont, en réalité, que des dérivations guerrières et les luttes sourdes pour l’appropriation du sol, des richesses et des institutions étatiques, des guerres larvées. Le langage, plus précisément «?la dénomination des choses et des phénomènes?» est un champ de lutte par excellence. On observe que la maîtrise de la dénomination se fait à partir d’une position de domination?: un vainqueur, un centre de pouvoir ou une autorité scientifique et intellectuelle. Cela n’a évidemment pas eu?lieu au Liban pour signifier les actes de violence et de confrontation qui se sont déroulés de 1975 à 1990 et qui sont restés orphelins d’un récit d’autorité?: sans vainqueur, les premières esquisses de l’écriture de l’histoire restent introuvables. C’est pourquoi il n’y a pas une dénomination «?officielle?» de la guerre du Liban. Les différents protagonistes l’ont dénommée selon leur conception et leur approche. Les noms de la guerre prolongent celle-ci par le langage. Dix appellations définissent cette guerre et reflètent simultanément, dans leur conception, la poursuite du conflit. 1. La guerre civile Dès 1976, un éminent universitaire, Kamal Salibi, introduisait le terme «?civil?» pour qualifier le conflit qui se déclenchait alors. Dans un célèbre ouvrage, Crossroads to Civil War, l’historien adopte le qualificatif de «?civile?» pour la guerre qui débutait et analyse ses racines historiques dans les décalages et les disparités sociales inhérentes à la société libanaise et à ses crises internes, crises dues essentiellement aux conflits intercommunautaires, à l’échec de la construction de l’État national et à l’incapacité des élites dominantes à gérer les crises socio-économiques. Les interventions externes devenaient possibles à cause justement de la faiblesse de l’État et de la perméabilité de la société. Cette conception de la guerre ainsi que cette dénomination seront celles que le Mouvement national adoptera ainsi que les milieux de la gauche, les intellectuels dits à l’époque «?islamo-progressistes?», des chercheurs (Kamal Hamdane ou Fawaz Traboulsi) et beaucoup d’universitaires et de journalistes de culture anglo-saxonne. Le concept de guerre civile est d’ailleurs mondialement connu et dispense de toute explication qui complique aussi bien la compréhension de ce qui se passe que la capacité à l’exposer. 2. La guerre «?incivile?» L’appellation est de Ahmad Beydoun (Le Liban, itinéraires dans une guerre incivile), créée en 1992, mais couvrant la guerre depuis 1976. Le terme «?incivile?» est une piqûre acidulée à l’encontre de la bonne conscience linguistique qui se permet de qualifier un acte de violence aveugle de «?civil?»?! C’est dire aussi combien le terme civil est estimable au regard de l’auteur et ne peut donc qualifier ni une guerre ni et surtout cette guerre. En effet, beaucoup de choses se cachent derrière le vocable de «?incivile?», en fait, tout le dispositif de la guerre du Liban?: les milices, les exactions, les rackets, les vols et surtout les massacres des «?civils?» par les «?incivils?» et les déplacements forcés de populations. Une guerre se fait toujours contre les civils et contre la civilité. 3. La guerre «?pour?» les autres En plein débat sur les causes internes de la guerre et sur son caractère civil, apparaît en 1984 le livre de Ghassan Tuéni, Une guerre pour les autres, qui établit une approche de la guerre du Liban fondée sur l’une des théories de la polémologie consistant en une guerre par procuration. Pour Tuéni, dans la guerre du Liban, les facteurs externes et régionaux sont les éléments locomoteurs de la guerre. Ceux-ci financent, arment, fournissent matériel et hommes. Les facteurs internes, les groupes libanais ne sont pas innocentés, leur complicité est totale, ils ont accepté de jouer en politique ce qu’ils font depuis des siècles dans le commerce?: être les représentants exclusifs des acteurs externes. La guerre pour les autres devient l’effet pervers de la mentalité des échanges et des services pour les autres. 4. La guerre «?des?» autres Avec un glissement sémantique et une forte dose de bonne conscience, la guerre «?pour?» les autres deviendra la guerre «?des?» autres. Là, on se trouve dans un schéma explicatif de la guerre tout à fait différent, car il innocente les Libanais devenus par le terme «?des autres?» des spectateurs passifs dans une confrontation qui les dépasse. Cette appellation de la guerre du Liban prendra une connotation quasi officielle au cours du mandat du président Hraoui qui l’a adoptée, suivi en cela par plus d’un représentant de la classe politique. La guerre «?des?» autres est le terme préféré de certains milieux politiques et journalistiques chrétiens. 5. La guerre du Liban 6. La guerre au Liban 7. La guerre libanaise Pour les chercheurs et les intellectuels, il fallait trouver un terme «?neutre?» pour qualifier cette guerre. C’est pourquoi ce n’était plus «?l’enjeu?» qui devait déterminer l’appellation, mais «?l’identité de l’espace?» qui accueillait cette guerre. C’est donc La guerre du Liban (Samir Kassir, Ahmad Beydoun, Antoine Jabre) ou La guerre au Liban (Jonathan Randal). On peut également noter que même dans la quête de la neutralité, il y a des nuances qui sont significatives?: par exemple, entre la guerre «?du?» Liban et la guerre «?au?» Liban, la part de responsabilité interne est évidemment plus forte dans le premier cas que dans le second. 8. Les guerres du Liban 9. Les guerres des autres au Liban 10. Les guerres «?libanisées?» À mesure que les recherches sur la guerre au Liban avançaient, il devenait évident que l’utilisation du «?singulier?» («?la?» guerre) ne rendait pas la réalité du phénomène qui s’était étalé sur quinze ans, attisé par une intervention militaire syrienne et deux invasions israéliennes. Donc, il n’y a pas «?une guerre?» mais «?des guerres?». Il y a lieu de remarquer que l’utilisation du pluriel ne s’est pas faite à chaud pendant les hostilités, mais une fois les faits décantés et l’accord de Taëf signé. Dans leur ouvrage commun de 1993 en langue française, Boutros Labaki et Khalil Abou Rjeily font le Bilan des guerres du Liban, mais dans la traduction arabe de 2005, Le bilan concerne Les guerres pour les autres sur le territoire libanais. Le pluriel est aussi la dénomination préférée du chercheur Waddah Charara et du journaliste Hazim Saghiyé. Le premier créa l’appellation «?les guerres libanisées?» (Al-Houroub al-Mulabnanat) et Saghiyé parle «?des guerres internes et externes du Liban?». Dans cet exposé, nous avons traqué les dénominations dans lesquelles le terme qualifié est «?la guerre?», cependant d’autres termes sont aussi utilisés par des acteurs et des chercheurs tant libanais qu’étrangers. Les plus fréquents sont conflits, crise, conflit et violence (Walid Khalidi, Conflict and Violence in Lebanon), luttes intestines et surtout le terme pudique «?d’événements?» le plus en usage dans les salons de Beyrouth et qui signifie tout et rien. Au terme de cette tentative de définition de l’objet de notre mémoire collective, nous proposons de considérer le terme de «?guerre civile?» comme le plus erroné et celui «?des guerres du Liban?» comme le plus conforme à la réalité. Dont acte pour les médias et les journalistes. * Sociologue. Article paru le mardi 22 avril 2008
Il est des thèmes et des comportements politiques qui constituent des prolongements de la guerre par d’autres moyens. Si la politique a été généralement définie comme une autre manière de continuer la guerre, certaines compétitions sportives ne sont, en réalité, que des dérivations guerrières et les luttes sourdes pour l’appropriation du sol, des richesses et des...