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Actualités - REPORTAGE

ATTENTATS - Pour les rescapés du bus, la vie ne sera plus jamais la même Dans l’indifférence, les blessés de Aïn Alak vivent avec les séquelles de leurs maux

À chaque explosion, depuis l’attentat qui avait visé le ministre Marwan Hamadé, le 1er octobre 2004, le gouvernement annonce qu’il prend en charge l’hospitalisation des blessés. Cette affirmation est vraie dans la mesure où ceux-ci séjournent une seule fois à l’hôpital et n’ont pas besoin d’un important suivi médical. C’était d’ailleurs le cas de la plupart des blessés touchés lors de la quarantaine d’explosions ayant secoué le Liban depuis un peu plus de trois ans. Il semble toutefois que jusqu’à présent, seuls les survivants de deux attentats souffrent toujours des stigmates qu’ils portent dans leur chair. Ce sont les victimes du double attentat ayant visé des bus de transport en commun à Aïn Alak, perpétré le 13 février 2007, et ceux de l’explosion de Dora, le 15 janvier dernier, qui avait eu pour cible une voiture appartenant à la sécurité de l’ambassade des États-Unis. Ce dernier attentat avait fait trois morts et une vingtaine de blessés. Selon des sources ayant requis l’anonymat, deux Libanais porteurs de la nationalité américaine avaient été blessés lors de cette explosion. Ils souffrent toujours des séquelles de leurs blessures, mais leur hospitalisation et leurs autres soins médicaux sont entièrement pris en charge part l’ambassade des États-Unis. Tel n’est malheureusement pas le cas des blessés de Aïn Alak. En fait, la vie de beaucoup d’entre eux a entièrement basculé. L’attentat de Aïn Alak était plus sanglant que les autres, à cause de la matière utilisée pour faire exploser les deux bus?; les auteurs de l’opération avaient mélangé à leurs produits explosifs des billes métalliques d’où le nombre de personnes touchées aux membres, victimes d’amputations, de fractures ouvertes, de jambes et de bras broyés par le métal. L’explosion avait fait trois morts?: un ouvrier syrien, qui se rendait au travail, Laurice Gemayel, 35 ans, femme au foyer et mère de deux enfants habitant Aïn el-Teffaha, ainsi que Michel Attar, 18 ans, étudiant en gestion à l’Université libanaise à Achrafieh et habitant Beit Chabab. L’explosion de Aïn Alak a fait aussi basculer la vie de plusieurs autres personnes, qui ont survécu, mais qui porteront à jamais dans leur corps les séquelles de l’attentat. Si ces personnes avaient été prises en charge jusqu’au bout par le ministère de la Santé, leur vie aurait été probablement moins pénible actuellement. Hala, toujours pas au bout de ses peines Hala Mazloum a aujourd’hui 19 ans et demi. Elle a subi jusqu’à présent dix-huit opérations chirurgicales. Elle n’est toujours pas arrivée au bout de ses peines. Cette jeune fille devrait encore séjourner plusieurs fois à l’hôpital, subir encore d’autres opérations... Le 13 février 2007, Hala Mazloum se rendait à l’Université libanaise, à Achrafieh, avec son ami Michel Attar. Elle était assise à côté de lui sur la banquette arrière du bus. La jeune fille a eu les tympans crevés par le souffle de l’explosion. Ses pupilles se sont dilatées et sa myopie s’est aggravée de quelques degrés supplémentaires. L’une de ses incisives s’est brisée. Son visage a brûlé, ses pieds aussi et elle a eu les deux jambes cassées, la gauche surtout, qui a été broyée par la ferraille. Les médecins ont réussi à la sauver grâce notamment à des greffes de peau et la pose de lambeaux musculaires… Hala est restée alitée durant plusieurs mois, elle a ensuite marché à l’aide de béquilles, puis d’une canne. C’est à la porte de sa maison, située dans un immeuble au rez-de-chaussée d’un immeuble de Beit Chabab, qu’elle accueille ceux qui viennent lui rendre visite. «?C’est le premier jour que je marche sans canne?», dit-elle avec un sourire et en boitant légèrement. Hala aussi a récupéré 40 pour cent de son ouïe, à l’oreille droite, grâce à une opération. Elle devrait en subir d’autres encore pour pouvoir entendre mieux. Elle devrait aussi se faire opérer aux jambes pour que celles-ci retrouvent une forme normale après les diverses greffes de muscles et de peau. Elle devra également consulter un dentiste, mais ce sont les fonds qui manquent à sa famille. Le premier séjour de Hala à l’hôpital, qui a duré 57 jours, avait été pris en charge par le ministère de la Santé. Pas les autres. Les médicaments, les pansements et les séances de physiothérapie n’ont pas été couverts par l’État. Le père de Hala a quitté la famille depuis longtemps et n’assume plus les dépenses de ses enfants, quatre filles et un garçon. L’aîné de la famille, Élie, âgé de 25 ans, est parti au Ghana, quelques semaines après l’attentat, pour subvenir aux besoins de la famille. Il lui restait encore un semestre pour décrocher un diplôme de gestion. L’oncle maternel de la jeune fille, Joseph, aide parfois sa sœur, Thérèse, à faire bouillir la marmite. C’est que la maman de Hala a dû arrêter de travailler à cause d’un accident survenu il y a quelques années. Et il y a quelques semaines, elle a appris qu’elle souffrait d’un cancer de l’utérus. Mais Thérèse ne pense pas à son bien-être, pas même à sa santé. Sa priorité, c’est le rétablissement complet de sa fille. Hala et sa famille ne se plaignent pas. Bien au contraire, la jeune fille et sa mère ont tenu à remercier le personnel de l’hôpital libanais de Jeitawi, la Croix-Rouge, les Drs Chaftari, Ghanimé et Abdallah, Maguy Wazen Zbouni, une femme qui a aidé Hala à trouver de l’argent pour ses multiples séances de physiothérapie, ainsi que Bernadette Azzi, qui représente une association allemande ayant versé 500 dollars à chaque blessé du double attentat de Aïn Alak. Une justice ailleurs Hala et sa famille ne vous raconteront pas facilement qu’il leur a été impossible d’acheter du mazout pour le chauffage cet hiver. Pourtant le froid est mauvais pour les jambes meurtries de la jeune fille… «?Les choses changent quand on a de l’argent?», affirme Thérèse. «?Quand l’essentiel manque, tout peut poser problème?», dit-elle, ajoutant que «?Hala aurait été mieux dans sa peau si elle pouvait sortir avec ses amis par exemple?». Avant l’explosion, Hala donnait des leçons particulières à l’instar de ses sœurs pour se faire de l’argent de poche. Ce n’est plus le cas actuellement. Thérèse en veut à l’État qui ne s’est pas occupé de sa fille. La seule aide qu’elle a reçue d’hommes politiques?? «?1 000 dollars remis par la famille Gemayel quand Hala était sortie la première fois de l’hôpital, Nicole Gemayel Mekattaf m’a remis la somme en me disant qu’elle était pour le repos de l’âme de Pierre (Gemayel, ministre de l’Industrie assassiné le 21 novembre 2006).?» À cause de ses divers séjours à l’hôpital et de ses blessures, Hala a raté sa première année d’université. «?Je n’ai pas présenté les examens?», dit-elle. Actuellement, elle ne se rend plus à l’UL d’Achrafieh mais dans une branche de l’Université à Bickfaya. Comme la jeune fille ne peut pas se déplacer seule, c’est sa mère, Thérèse, qui l’accompagne en voiture. Hala sait que sa vie ne sera plus jamais la même. «?Au début quand je suis sortie de l’hôpital, il y a presque un an, j’étais plus forte. Ce n’est plus le cas actuellement. Je suis triste et faible?», dit-elle, les yeux pleins de larmes. Avant l’explosion, «?je pensais que la justice était de ce monde, je croyais que les méchants étaient punis et que les choses mauvaises ne pouvaient pas arriver aux personnes bonnes… Mais mon ami Michel était bon et il est mort dans l’explosion?», explique Hala qui pense tous les jours à la mort. «?Avant l’explosion, j’étais une autre personne, ajoute-t-elle, je rigolais tout le temps. Je pensais différemment. Je croyais que ma vie serait belle?», dit-elle. Venant d’une famille très croyante, la jeune fille, qui a souffert de plusieurs infections lors de ses séjours hospitaliers, a passé une semaine entière à Annaya, à Saint-Charbel qui, affirme-t-elle, l’a aidé à supporter sa douleur. Elle indique aussi que le jour de l’attentat, et alors qu’elle était coincée dans la ferraille, elle avait entendu une voix lui dire?: «?Tu veux rester vivante???» Elle aurait répondu?: «?Oui, je veux rester vivante, mais je ne veux pas vivre amputée...?». A-t-elle encore des rêves?? Hala hésite beaucoup avant de répondre. Encouragée par sa mère, elle dit?: «?J’aimerais faire un stage dans une banque. J’aimerais travailler, avoir une carrière.?» Crise cardiaque à 47 ans Alain Khoury habite Bickfaya. Il a 19 ans. Lui aussi était assis sur la banquette arrière de l’un des bus de Aïn Alak et se rendait à la faculté de gestion de l’UL à Achrafieh avec ses amis Michel Attar et Hala Mazloum. Alain a eu le visage et les pieds brûlés, son orteil droit déchiqueté et son bras gauche, notamment son coude, fracturé en plusieurs endroits. Après plusieurs greffes de peau et de muscles, des dizaines de séances de physiothérapie, maints séjours à l’hôpital, Alain n’a toujours pas retrouvé entièrement l’usage de son bras. À un moment, il avait eu besoin de trois séances de physiothérapie par semaine. D’ailleurs, il doit encore consulter le spécialiste pour voir si une intervention chirurgicale est encore nécessaire. «?J’ai contracté un virus et passé l’été à l’hôpital… Bien sûr, le ministère de la Santé n’a pris en charge que mon premier séjour de 17 jours. Le reste, c’est la Sécurité sociale qui l’a assumé… Une fois, je suis resté 20 jours à l’hôpital. Mon père était chauffeur de bus, c’est grâce à lui que j’ai eu droit à la Sécurité sociale. D’ailleurs, je tiens à remercier la direction de l’hôpital Jeitawi, qui a permis mon hospitalisation avant que les papiers ne soient prêts parfois?», explique-t-il. Le père d’Alain, Georges, était chauffeur de bus sur une ligne du Metn. Il travaillait dans une entreprise privée de transport en commun. Il a été très secoué par les blessures de son fils… «?Il m’accompagnait à l’hôpital, à l’université. Il m’attendait… Il avait un peu délaissé son travail?», raconte Alain. Ce qui n’a pas plu aux patrons. Cet homme de 47 ans a fini par être congédié en octobre dernier. Georges a bien essayé de trouver un autre emploi, en vain. Il rêvait d’acheter un bus, de devenir son propre patron. Il n’a pas pu réaliser son rêve. Il est mort, terrassé par une crise cardiaque, en novembre dernier, un mois après avoir quitté son emploi. «?Personne ne s’est soucié de notre sort. Durant trois mois, tous les jours, je changeais moi-même les pansements de mon fils. J’ai appris à le faire. Mon mari est mort de chagrin?», se lamente Noha, la mère d’Alain. Elle ajoute?: «?Nous n’avons jamais été riches. Mon mari travaillait. Et puis il y a eu l’explosion de Aïn Alak. L’argent qu’on avait on le dépensait sur les médicaments et les hospitalisations d’Alain. Mon mari est mort affligé.?» Aujourd’hui, la seule personne qui assume les dépenses de la famille, c’est Alfred, le fils aîné de Noha, âgé de 23 ans. L’année dernière Alain, qui se rend toujours à l’UL d’Achrafieh, a réussi ses examens de première année de gestion. Maintenant, il est en deuxième année. «?Je prends le bus pour me rendre à l’université, je me dis que ça ne m’arrivera pas deux fois?», affirme le jeune homme. «?Tout a changé?» «?Avant l’explosion, la vie était belle, s’exclame Alain, Je n’avais aucun problème. Maintenant tout a changé.?» Noha conclut d’un air las?: «?Moi, j’ai tout accepté sauf la mort de mon mari. Avant l’explosion, nous avions une vie tranquille et sans histoires.?» L’attentat de Aïn Alak n’a pas uniquement changé la vie d’Alain et de Hala. D’autres personnes ont été également touchées. Comme Marie Saliba, 55 ans, qui n’est plus jamais rentrée à sa maison de Chrine. Cette quinquagénaire séjourne à l’hôpital de Beit Chabab pour les handicapés. Célibataire, elle vivait avec la famille de son frère. Mais avec sa lourde blessure à la jambe gauche, personne ne peut s’occuper d’elle. Son neveu, Souheil, affirme?: «?Nous rendons visite à ma tante presque tous les jours à l’hôpital de Beit Chabab. Ma mère est malade, elle ne peut rester à son chevet.?» Souheil raconte qu’il a payé 7?000 dollars le fixateur nécessaire à l’intervention chirurgicale qu’a subie sa tante à la jambe gauche. «?J’ai passé deux mois à courir d’un bureau à l’autre au ministère de la Santé pour ce fixateur. Puis j’ai été obligé de l’acheter, et jusqu’à présent je ne sais pas si la jambe de ma tante sera sauvée?», dit-il. «?J’ai tout essayé. J’ai même envoyé un message à l’ancien président de la République, Émile Lahoud, qui est aussi chrétien que moi, en vain?», ajoute-t-il. «?Personne ne nous a aidés, à part une association allemande?», tenant cependant à remercier le Dr Élie Yammine qui a opéré sa tante. Takla Nidal el-Achkar est âgée de cinquante ans. Le jour de l’explosion, cette femme, membre d’une confrérie chrétienne, se rendait à son cours de théologie à Antélias. Elle a perdu sa jambe gauche dans l’explosion. Takla habite une jolie maison en pierre à Beit Chabab. Brune, grande et belle, elle porte désormais une prothèse. Malgré le sourire qui éclaire son visage elle «?n’aime pas parler du sujet ». L’année dernière à sa sortie de l’hôpital, elle avait déclaré à L’Orient-Le Jour?: «?Depuis le premier jour de l’attentat, personne ne s’est intéressé à notre sort, les articles à notre sujet ne servent à rien.?» En un an personne ne l’a démentie. Patricia KHODER
À chaque explosion, depuis l’attentat qui avait visé le ministre Marwan Hamadé, le 1er octobre 2004, le gouvernement annonce qu’il prend en charge l’hospitalisation des blessés. Cette affirmation est vraie dans la mesure où ceux-ci séjournent une seule fois à l’hôpital et n’ont pas besoin d’un important suivi médical. C’était d’ailleurs le cas de la plupart...