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Actualités - OPINION

Péché originel

La question est là, inévitable, tout à fait éculée en ce jour du souvenir : faut-il oublier, tourner la page, faire comme si, ou garder tout en mémoire pour ne plus recommencer, pour tirer les leçons du passé ? Dans les deux cas, l’objectif devrait être le même : pardonner, panser des blessures qui n’arrêtent pas de saigner. Interrogation surréaliste, ubuesque, alors que le Liban n’est toujours pas sorti de ses guerres, de ses haines, alors que le temps de la réflexion est sans cesse battu en brèche par un immédiat fait d’agressivité et de peur lancinante. Trente-trois ans après, le mur est toujours là : celui de l’incompréhension, du déni des responsabilités, de l’aveuglement nourri par l’intoxication des esprits, par la manipulation des cerveaux. Trente-trois ans après, les mêmes causes produisent les mêmes effets, les protagonistes, les acteurs d’hier initient aux mêmes méthodes, aux mêmes combats, les protagonistes, les acteurs de demain. Et de père en fils, les mêmes réflexes sont transmis de génération en génération, une torche jamais éteinte, annonciatrice de brasiers sans cesse réalimentés, de ruptures toujours consommées. Est-ce entretenir la sinistrose, le malaise ambiant, que de mettre les points sur les « i », est-ce démoraliser les gens que de mettre en garde contre les catastrophes à venir ? Faut-il occulter des réalités chaque jour médiatisées, des aberrations qui révèlent, chaque fois un peu plus, l’ampleur du drame, la profondeur du fossé ? Une culture du rejet de l’autre qui commence quasiment au berceau, qui exhale sa puanteur tout au long de notre vie et nous accompagne jusqu’à ce que mort s’ensuive. État excessif des lieux ? Nullement. Voyez les meetings politiques, les rassemblements populaires : c’est accompagnés de leur progéniture, de leurs rejetons que les parents crient leur détestation de l’autre, c’est pendus aux basques de leurs mères que les bambins reprennent en chœur les bêtises, les âneries hurlées par leurs ascendants. Et l’on s’étonne, aujourd’hui, que dans les écoles se créent des clans, des barrières, que l’on en vienne aux mains dans les cours de récréation, que dès l’âge scolaire les enfants se définissent en fonction de sympathies ou d’aversions politiques. Arrivés à l’université, bonjour les dégâts : on entre alors dans la mentalité milicienne comme on entre en religion et le certificat de respectabilité, de réussite n’est plus fonction du diplôme acquis, mais de l’allégeance partisane. Les élections d’amicales en sont la preuve annuelle, le reflet d’un basculement tragique que trente-trois ans de commémorations n’ont pas réussi à freiner, à redresser. Enfants, adolescents, adultes, aujourd’hui fils et filles, demain pères et mères, le même cycle qui se perpétue, le même engrenage qui broie les rares bonnes volontés, réduit au silence les voix isolées qui appellent encore au bon sens, à la raison. **** Identité meurtrière, identité perdue : la souffrance n’existe plus, elle est anesthésiée, effacée ; l’appartenance n’étant plus à la communauté dans sa globalité, mais au groupe, au clan, le remords du paradis perdu n’a alors plus sa raison d’être. Les parents ont connu un projet d’éden, l’ont approché, l’ont quasiment touché des doigts et l’ont finalement détruit. Ils n’ont transmis à leurs enfants qu’une vision défigurée de leur passé, un héritage fait soit de revanches à prendre, de comptes à régler, soit de défaitisme et d’abandon, les bras qu’on baisse face à l’adversité. Guerres ou exil, les deux faces d’une même déconfiture, d’une même fatalité, celle contre laquelle tentent de s’insurger les derniers des Mohicans, ceux d’une société civile en perte de repères. Hier des centaines de jeunes et de moins jeunes ont tenu à faire la différence, à sortir des rangs. Barbelés et chicanes enlevés, ils se sont installés au cœur de Beyrouth et ont lancé leur message d’espoir et d’amour. Deux heures durant, ils ont refaçonné l’éden perdu, manifesté bruyamment leur attachement à la vie en commun, puis, sagement, mission accomplie, ont rebroussé chemin et regagné leurs pénates. Derrière eux, chicanes et barbelés ont vite repris leur place, ont redessiné les lignes de fracture : l’illusion n’aura duré que le temps d’un après-midi, n’aura occupé que le périmètre d’une imposture. 13 avril 1975-13 avril 2008 : la guerre est toujours là, elle ronge les esprits, dévore les âmes, guette les moindres faux pas pour tout balayer, pour tout détruire. Une purification par le feu, une expiation dans la douleur, est-ce donc là le passage obligé, la voie vers la rédemption ? Nagib AOUN
La question est là, inévitable, tout à fait éculée en ce jour du souvenir : faut-il oublier, tourner la page, faire comme si, ou garder tout en mémoire pour ne plus recommencer, pour tirer les leçons du passé ? Dans les deux cas, l’objectif devrait être le même : pardonner, panser des blessures qui n’arrêtent pas de saigner.
Interrogation surréaliste, ubuesque, alors que le Liban...