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Actualités - OPINION

Impression La salle du trône

Il y aura trente-trois ans, demain. Ce marronnier flétri revient à point nommé pourtant, nous sortir de la fixette morbide qui nous fait tourner en rond depuis plusieurs mois. Allez, à défaut de trouver le chemin qui va devant, autant s’offrir un petit retour en arrière, c’est un moyen comme un autre d’aller tout droit et d’échapper au vertige. Coup de chapeau, au passage, trois femmes parmi tant d’autres, à Amal Makarem qui se bat depuis plus de dix ans contre l’oubli. Plus de dix ans qu’elle incite chacun à revenir sur sa part de honte, la boire enfin, que l’on puisse repartir à neuf, assumé, lavé, pardonné. À Maria Chakhtoura. Quand on entendait à la porte un carillon incongru au milieu des explosions, c’était elle. – Où vous êtes ? (joyeux et flûté). – Moitié aux WC, moitié à la cuisine (accablé). Il y a un bon Dieu pour les sociologues. C’est miracle qu’elle soit parvenue intacte jusqu’à ce 13 avril 2008, signant ici et là sa Guerre des graffitis et ses Mémoires de survie, ouvrant encore et encore le débat, offrant une ultime culée à cette mémoire que nous n’en finissons pas de trahir, car ce n’est jamais elle qui trahit. À Nada Sehnaoui enfin, à propos de WC. Son installation de six cents cuvettes en face du Starco pour résumer nos années glorieuses. Salut l’artiste ! En voilà une qui n’a pas son pareil pour débusquer les symboles là où on les attend le moins. Car il n’y avait pas deux camps dans cette guerre, mais trois, et pas ceux que l’on pense. Trois camps : les combattants, les avatars de Maria Chakhtoura… et les planqués aux WC. Ce qui suit est pour toi, petite Marie née vingt ans après 1975. J’avais alors ton âge et mon horizon était fait d’un bric-à-brac de fin du monde. Car ce qu’on t’enseigne sur le réchauffement de la planète et ses conséquences sur la qualité de la vie, j’en ai eu l’avant-goût, avec des millions d’autres. C’était souvent drôle, mais ce n’était pas gai. Voici en vrac, quelques souvenirs pour apporter mon caillou à l’édifice de cette mémoire que tout le monde invoque au nom d’un devoir ou d’un travail. Mais tu sais. On a beau dire que c’est salutaire, personne n’en veut, tant ça peut faire mal. Je fais partie de la génération « maths modernes ». Si je ne sais toujours pas faire une division à virgules, je connais ma théorie des ensembles sur le bout des doigts. Soit donc, un grand cercle où s’agitent des barbus en colère et un autre où se promènent des inconscients dopés à l’adrénaline. Je vivais la plupart du temps à l’intersection des deux, dans ce minuscule ovale hachuré, sans fenêtres, qui sentait l’antiseptique et le café. Quand l’électricité envoyait son jus inopiné dans l’unique ampoule au-dessus du lavabo, on pouvait voir sur le matelas dont les bords se repliaient sur les murs : un jeu de cartes, une lampe à gaz (lux, sans « e »), trois enfants, neuf à douze ans, la mère prostrée, une voisine docte assise sur le trône, rapportant que la chose durerait 25 ans (la folle !), une autre prise de sanglots, une troisième de fou rire. Quand le père, dans l’encadrement de la porte, annonçait à la ronde que vu que ça fait une demi-heure qu’on n’a rien entendu, lui entendait aller au café du coin, le tout se confondait en protestations pathétiques : les unes le tiraient par la veste, les autres le priaient à genoux : « Tu ne pars pas, je vais pleurer si tu t’en vas », mais les mots étaient perdus, les larmes pareillement. Ce n’était pas Zola pourtant. On était riche. Trois livres pour un dollar, pas 1 507 comme maintenant. Mais il n’y avait pas grand-chose d’utile à acheter. Même pas l’eau pour les robinets qui éternuaient quelques gouttes en crachouillant de l’air. Même pas l’électricité qui revenait parfois quand l’eau était partie et que la pompe n’avait rien à pomper. Même pas d’aliments frais, à peine un peu d’essence qu’on était prêt à payer jusqu’à 100 $ le bidon (dire que le monde a frémi quand le baril a touché cette barre), et qu’on allait d’ailleurs se procurer, comme l’eau aux fontaines, en faisant la queue avec nos jerrycans, vu que les stations étaient fermées. On se déplaçait à pied. La voiture, c’était pour les projets de fuite. Sous les ponts familiers s’étalait la marchandise volée du port. C’était Byzance, toute cette bimbeloterie à vil prix dont la recette devait contribuer à l’effort de guerre mais dont bien peu voyaient l’usage. On s’en détournait surtout par principe. Allez savoir où avaient disparu les médicaments. Il n’y avait plus de médicaments. Plein de café et de Dettol, curieusement, mais les diabétiques mouraient faute d’insuline. On mourait surtout de précarité. (Précaire, étymologie : une chose pour laquelle on a beaucoup prié). On priait beaucoup. On allumait des bougies, sécurité de bout de chandelle, et… Dieu qu’il était épuisant de vouloir rester en vie. Et comme il est lassant d’évoquer ce temps qui nous appelle encore du pied. Ce temps où nous rattrapions nos cours sur de méchantes photocopies charbonneuses et violacées qui sentaient l’alcool, ce temps sans camarades, avec pour seule musique les flashes pétrifiants des radios et leurs nomenclatures sinistres. De tout cela, il nous reste une date pour commémorer le début de la guerre, mais aucune pour en célébrer la fin. Il nous reste surtout une coquetterie surréaliste pour nos WC invités, les plus exigus, les plus calfeutrés, les plus sécurisants. Je me demande encore si avant-guerre on en faisait autant, en pots pourris, en serviettes brodées, en fresques murales, en porte magazines, en diffuseurs de parfums, en poudriers, en savons précieux. Tous ces baumes, si ce n’est pas pour boucher les fuites de mémoire… Mais qu’elle revienne donc, la fin du monde, c’est encore là qu’on l’accueillera ! Fifi ABOU DIB
Il y aura trente-trois ans, demain. Ce marronnier flétri revient à point nommé pourtant, nous sortir de la fixette morbide qui nous fait tourner en rond depuis plusieurs mois. Allez, à défaut de trouver le chemin qui va devant, autant s’offrir un petit retour en arrière, c’est un moyen comme un autre d’aller tout droit et d’échapper au vertige.
Coup de chapeau, au...