Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGE

L’étiquette confessionnelle se greffe souvent sur l’affiliation politique La banderole comme moyen d’expression identitaire

Parallèlement à la joute verbale entretenue par les chefs des deux camps et aux échanges de tirs médiatiques entre majorité et opposition, une véritable « guerre des banderoles » se déroule dans les rues Beyrouth. Recouverts de slogans confessionnels, de messages politiques et d’hommages aux différents leaders, les murs de la capitale ont été transformés en tribune où les collectivités expriment leurs opinions et stigmatisent celles de leurs adversaires, attisant les tensions communautaires et renforçant le chaos urbain de la ville. Nombre de rixes interconfessionnelles ont en effet éclaté au cours des derniers mois suite à des conflits de photos ou de banderoles entre factions rivales. Loin d’être un phénomène superficiel, le foisonnement des banderoles et autres est avant tout le signe d’un affermissement du cloisonnement communautaire sur fond d’impasse politique, d’autant que les inscriptions murales expriment souvent tout haut les sentiments que d’aucuns ne font que murmurer. Beyrouth, la nuit. La guimbarde du taxi-service traverse les rues enfin désertes. Une croix en bois est suspendue sur le rétroviseur. À la radio, un ancien ministre de l’opposition fulmine. Les murs de la route de Koraytem sont tapissés des photos de Rafic Hariri. Alertés par le vrombissement du moteur las du véhicule, les « agents de sécurité » du Courant du futur lèvent la tête. Le chauffeur baisse immédiatement le son de la radio. « Tu sais, je ne me sens jamais à l’aise dans ce genre de quartier. J’ai l’impression que les photos sont suspendues pour demander aux gens qui pensent comme moi de déguerpir le plus rapidement possible. Je ne me sens pas chez moi ici, comme si je n’étais pas au Liban. Tu sais, le général répète depuis toujours que... ». Au carrefour de Aïcha Bakkar, le passager descend. Le chauffeur interrompt son dithyrambe partisan, et réprime à peine un geste de mauvaise humeur que lui inspire une inscription murale promettant « une loyauté éternelle au chef du Courant du futur ». Curieusement, le message porte la signature des « fils du Nord ». Certains ont décidément une logique bien particulière en matière de géographie... *** Néanmoins, et malgré quelques aberrations sporadiques que l’on pourrait déceler ici ou là, la panoplie de banderoles et autres inscriptions murales « décorant » les différents quartiers de la capitale semblent répondre à une logique bien particulière, appliquée par les riverains pour afficher leur identité politico-religieuse et marquer les frontières des territoires communautaires. La guerre civile a en effet engendré une homogénéisation et une uniformisation communautaires de la majorité des zones urbaines. Et comme au Liban la frontière entre les domaines spirituels et temporels est quasiment inexistante, l’identité confessionnelle se greffe souvent sur l’affiliation politique. Au moins, comme cela, les choses sont plus simples... Les différentes communautés adoptent des procédés identiques dans le fond pour revendiquer leurs identités respectives, exprimer leur loyauté aux différents dirigeants, raviver les mémoires collectives ou refléter (voire édicter) l’état d’esprit général de (à) leurs fidèles. Expliquons-nous. Les chrétiens aussi bien que les sunnites ou les chiites affichent pêle-mêle sur la place publique des symboles religieux, des logos partisans, des slogans politiques, des photos de chefs ou purement et simplement des insultes « confessionnelles » que nous nous garderons bien de reproduire. Mais au niveau de la forme, les signes politico-communautaires propres à chaque région sont profondément antinomiques. Et l’on remarque même que le degré de divergences entre lesdits signes peut être un indice assez fiable de l’intensité des tensions qui règnent entre deux ou plusieurs communautés. D’ailleurs, à l’instar du chauffeur de taxi de tout à l’heure, qui n’a jamais pesté en lisant une inscription murale qui exprime des positions politiques ou même confessionnelles qui ne sont pas les siennes ? Si nous nous concentrons sur les zones chiites et sunnites à titre d’exemple, l’on remarque d’emblée qu’à la place des « épées Zoulfikar » (sabre à double lame attribué à l’imam Hussein) que l’on peut fréquemment apercevoir sur les murs des quartiers habités par les partisans d’Amal et du Hezbollah, l’on retrouve le « glaive de l’islam » (figurant sur le drapeau saoudien), dans les régions dominées par le Courant du futur. De plus, dans les quartiers chiites, ce sont les imams Hussein et Ali qui sont plébiscités sur les murs. Alors que chez leurs concitoyens sunnites, le prophète Mohammad, son épouse Aïcha, et les califes Omar ibn el-Khattab et Osman ibn Affane s’accaparent la part du lion dans les inscriptions à connotation religieuse. Certes, les deux communautés s’accordent à promouvoir les devoirs religieux de l’islam qui leur sont communs. À Aïcha-Bakkar par exemple, un graffiti exhorte quelque peu péremptoirement le passant à « prier avant que l’on prie lors de (ses) obsèques » ! Et aussi bien à Tarik-Jdidé qu’à Haret-Hreik, on retrouve des banderoles célébrant le mois de ramadan « dont la lumière inonde le monde ». Cependant, les inscriptions rappelant le « schisme » de la communauté musulmane finissent rapidement par prendre le dessus. Ainsi, en ces jours, la banlieue sud est revêtue de noir, endeuillée pour la commémoration de la mort du Hussein. Le slogan « que l’humiliation est loin de nous » revient comme un leitmotiv sur de nombreux bâtiments du fief chiite, alors que les quartiers sunnites gardent encore les « décorations » de la célébration de l’Hégire, qui coïncide avec le début du deuil des chiites. Dans les régions de ces derniers, certaines inscriptions murales ne sont pas sans évoquer une forme de culte macabre de la mort. « Si la religion de Mohammad ne prospérera qu’avec ma mort, ô épées emportez-moi », se lamente une banderole arborant la photo de l’imam Sadr couronné d’une auréole. Ailleurs, « les partisans de la résistance » signent un étendard s’enorgueillissant du fait que « la mort est (leur) habitude et le martyr (le signe de leur) amour pour Dieu ». En matière de politique plus prosaïque, chaque communauté semble avoir son propre ministère des Affaires étrangères qui conclut des alliances et déclare des guerres. Bien évidemment, à Koraytem ou à Tariq-Jdidé, c’est l’Arabie saoudite qui est portée aux nues alors que la Syrie est traînée dans la boue. Les photos du monarque saoudien, celles de son défunt prédécesseur et les drapeaux du royaume pétrolier ont remplacé les portraits de la famille Assad et les étendards syriens en zone sunnite. Le prénom de « Bachar » est même fréquemment écrit sur les murs, seulement pour être barré et assorti d’un irascible « criminel ». De plus, à Koraytem, dans les environs de l’ambassade saoudienne, les banderoles saluant le royaume et son représentant au Liban Abdel Aziz Khoja ont foisonné à l’époque où le différend entre Ryad et Damas était encore à ses débuts. Des vestiges de cette époque demeurent aujourd’hui. Les « Que Dieu protège l’Arabie saoudite » et les expressions de reconnaissance face à la « générosité » saoudienne ne sont pas sans rappeler qu’après le Liban demeure une arène où les conflits étrangers vont bon train. Par contre, le long des grandes routes de « Dahiyé » où Khomeiny et Khamenei observent les voitures d’un regard placide et grave, l’Iran qui ne profite pas de « la présomption d’arabité » dont jouit sa concurrente saoudienne a quant à lui préféré mettre en exergue ses « largesses » à l’égard du Liban en suspendant des banderoles sur ces mêmes ponts dont la reconstruction a été financée par le régime des mollahs. «Don du peuple iranien au peuple libanais résistant », lit-on régulièrement dans ces zones. Curieusement, ni Mahmoud Ahmedinejad ou Bachar el-Assad d’un côté, ni Georges Bush ou Jacques Chirac de l’autre ne semblent avoir droit à l’hommage de leurs alliés libanais dans les autres quartiers. Le thème de la résistance apparemment si cher à Téhéran est repris en vrac par des centaines d’affiches qui accueillent le passant en région à dominante chiite, probablement aussi fréquemment que les banderoles sunnites exigeant la « vérité » ou « al-hakika ». Ces deux thématiques se confondent avec les hommages aux martyrs respectifs de chaque camp et avec les expressions de loyauté envers leurs chefs, de sorte à conférer au message et à l’affiliation politiques une charge affective déterminante et donc une valeur indiscutable. Le chef puise alors sa légitimité dans le sang de son prédécesseur défunt et sa lignée politique devient incontestable car elle prétend au prolongement de la voie tracée par le chef tué. « Nous ne marchanderons pas le sang de Hariri », « Tous pour Hariri », « Il est grand temps que Beyrouth se lève et crie Saad, Saad, Saad, nous continuerons le rêve avec toi », « Beyrouth est la ville du futur », « Si la lune devait s’éclipser, il ne nous resterait que le cheikh Saad, fils du très cher », « À tes côtés Saadallah, nous serons toujours prêts inchallah », scandent des banderoles assorties des portraits des Hariri père et fils, et occasionnellement du député Walid Eido et de l’incontournable «hakika » dans les rues de Basta, de Zarif, de Malla et de Kaskas. Parfois, l’ancien mufti Hassan Khaled émerge soudain des limbes de l’oubli, pour être proclamé « martyr du Liban ». Quant aux autres « martyrs » de l’intifada de l’Indépendance, seuls les deux jeunes « Ziad » sourient encore sur les murs de Wata el-Mousseitbé. L’absence de toute référence à Bassel Fleihane, Samir Kassir, Georges Hawi, Gebran Tuéni, Pierre Gemayyel et Antoine Ghanem – qui sont aconfessionnels ou d’obédience chrétienne – en dit long sur la cohésion et l’unité des bases populaires de la majorité parlementaire… De l’autre côté de la ligne de démarcation politico-confessionnelle, l’ancien secrétaire général du parti de Dieu Abbas Moussaoui s’affiche aux côtés de son successeur Hassan Nasrallah ou de combattants tués du Hezbollah. Rivalité entre factions chiites oblige, le président de la Chambre Nabih Berry aime de son côté à se montrer sur les affiches aux côtés du fondateur de son mouvement, Moussa Sadr. Dans les ruelles contrôlées à la fois par Amal et par le Hezbollah, Hassan Nasrallah et Nabih Berry semblent sermonner leurs partisans respectifs du haut de leurs portraits communs, pour étouffer dans l’œuf tout excès de zèle qui pourrait se solder par l’habituel bain de sang intraconfessionnel. En tout état de cause, « tous (sont) pour la résistance », à en croire une banderole de Chiyah. « Les martyrs d’Amal sont la troupe de l’imam Hussein » se vante une autre. « Nasrallah est notre maître », riposte une guirlande aux côtés d’un chef du parti de Dieu qui pavoise : « Nous sommes les fils de Ali ». « Les armes qui ont libéré la terre sont saintes », annonce la municipalité pro-Hezbollah de Haret-Hreik ! « Nos plages sont ouvertes et la résistance restera vigilante » acquiesce une fresque sibylline d’un bastion d’Amal. « Nous vous servirons avec nos yeux », promet alors un Abbas Moussaoui altruiste sur une affiche de la « victoire divine ». Enfin, un Nabih Berry coléreux « met en garde contre les conséquences de son impatience » à Barbour ! *** Place maintenant à la surenchère… Si les deux communautés politiques semblent inconciliables dans tous les domaines, il est toutefois une personne qu’elles semblent chérir autant l’une que l’autre, faisant preuve d’une étrange fascination pour le treillis. Il ne s’agit de personne d’autre que « le sauveur de la nation », « le héros de la guerre et de la paix», « l’avenir du pays », « le garant de la paix civile », « le pilier de l’unité », à savoir le commandant en chef de l’armée. On se demande d’ailleurs pourquoi le « sauveur » n’a toujours pas été élu à la présidence de la République, mais ceci est une autre histoire... *** Par ailleurs, et quand bien même les partis monolithiques se sont arrogé l’hégémonie sur chaque communauté, il n’en demeure pas moins que le spectre politique n’est pas aussi manichéen que l’on peut le penser. Il existe en effet des formations plus ou moins ancrées dans certains milieux confessionnels, mais qui expriment timidement des opinions qui sont normalement celles de l’autre bord. Ces organisations ont également leur lot de banderoles prudemment accrochées dans les « no man’s land » de Beyrouth. Ainsi, l’Option libanaise, rassemblement chiite opposé au Hezbollah, ne s’aventure qu’à appeler à « l’édification de l’indépendance », sur le rond-point de Tayyouné. À côté de la banderole orpheline de l’OL, une affiche des « forces (sunnites) des Mourabitoune » prévient le président Bush que « la résistance est là pour vaincre ». « Ce qui a été pris par la force ne sera récupéré que par la force », martèle une autre pancarte des Mourabitoune. De son côté, l’Organisation de l’Action islamique – formation sunnite alliée du parti de Dieu – qui n’a pourtant jamais combattu l’armée israélienne – « présente ses vœux aux Libanais à l’occasion de la commémoration de la victoire divine et s’engage à poursuivre le chemin de la résistance ». Enfin, le parti (sunnite) de la Taliha socialiste pleure à Cola « l’assassinat par les Américains du chef martyr Saddam Hussein, l’incarnation du progrès et de la libération ». Un partisan du parti a même été jusqu’à proclamer « imam » l’ancien dictateur irakien, en dessous de l’affiche précitée… Mahmoud HARB
Parallèlement à la joute verbale entretenue par les chefs des deux camps et aux échanges de tirs médiatiques entre majorité et opposition, une véritable « guerre des banderoles » se déroule dans les rues Beyrouth. Recouverts de slogans confessionnels, de messages politiques et d’hommages aux différents leaders, les murs de la capitale ont été transformés en tribune où...