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Actualités - OPINION

Quel peuple, dans quel pays ?...

On me dit que c’est ici que tout a commencé. Et c’est donc là que j’ai voulu aller. On me dit que c’est précisément dans ce petit port qu’ont été inaugurés les six mille ans qui constituent notre histoire, et j’en viens à me demander si quelques années de moins sur nos frêles épaules ne nous feraient pas le plus grand bien. À croire que les pierres, trop blanches ou trop dorées, et toujours trop lisses, se superposent, non pas dans le sol, ou en surface, offrant aux regards un panorama unique sur toutes les époques de la turbulente Méditerranée, mais en l’air, à peine à quelques mètres du sol, prêtes à fondre sur tous ceux qui, l’espace d’un instant, lèvent leurs regards implorants vers le ciel, avec une inconscience du danger qui les rend attendrissants. Ils s’en réclament pourtant tous de ce ciel miséricordieux, qui distribue ses bienfaits en toute saison, avec le label « divin » bien en vue. Le divin est devenu un best-seller tel que tu vas voir que bientôt il sera produit à grande échelle dans les usines chinoises. Le Liban n’est pas un pays sérieux. Le Liban est la preuve vivante, ou presque, que le ridicule ne tue pas. Ou alors juste ce qu’il faut, pour que le mythe se perpétue. La façon avec laquelle le monde fait semblant de prendre le Liban au sérieux me laisse perplexe. Kouchner se démène pour faire dialoguer des gens qui n’ont absolument aucune idée de ce qu’est un dialogue. L’été dernier, en pleine guerre, les conférences se sont succédé, il y eut ensuite Paris III, pour payer les pots cassés, les fruits de la gestion calamiteuse de l’ère Hariri, et de l’ère d’avant, et de l’ère d’après, et le pillage systématique de la bande à Bachar et de ses petits copains. Le Liban est, au mieux, une plaisanterie qui a mal tourné. Trop d’histoires. Trop d’histoire. « Tu dors maintenant dans la terre d’Adonis, près de la sainte Byblos et des eaux sacrées où les femmes des mystères antiques venaient mêler leurs larmes. » Il faut bien l’avouer, les eaux sacrées, il n’en reste pas beaucoup. Peut-être sont-ce celles que l’on voit briller, avec un œil bien entraîné, sous la couche de fuel lourd qui a investi le port, et que le directeur de l’hôtel s’efforce d’éloigner avec des moyens dérisoires. Je lutte, me dit le brave disciple de Sisyphe, je suis obligé de lutter, et au pire, je me fais les muscles ! Je commence à me dire que Byblos n’était pas une riche idée. Les incantations des mystères antiques ont laissé place aux concerts de klaxons sur les routes déjà saturées en temps normal, devenues presque impraticables depuis que nos amis israéliens ont attribué aux deux ponts qui relient Beyrouth à mon hôtel une importance stratégique qu’ils sont les seuls à connaître. Aux concerts de klaxons, s’ajoutent les refrains débiles des chansons à la mode, dont une en particulier d’une égérie du Hezbollah, refaite de la tête aux pieds, toute empreinte d’une poésie qui m’échappe, et que l’on pourrait sans doute qualifier de « divine ». Je change de station. Peine perdue. Là je tombe sur une égérie du nationalisme étroit dont les Libanais n’ont jamais eu la dignité de se défaire. Je suis prêt à parier, là encore, que notre Piaf en couches-culottes est entièrement refaite. La chirurgie esthétique et la bonne sri-lankaise, voilà le socle indépassable de l’identité libanaise. Ajoute-y un peu de « hommos » et va essayer de faire un pays avec ça. Je n’ai pas le temps d’apprécier les chefs-d’œuvre de la chanson libanaise à leur juste valeur. Conduire au Liban ne laisse aucune place à la rêverie ou à la cogitation. Tu te concentres sur la conduite, point. Tu regardes la route. Tu regardes devant et derrière. Sur les côtés, au-dessus et en dessous. Tu dois regarder partout à la fois, parce qu’ils viennent de partout à la fois. Et lorsque enfin tu arrives à destination, tu te signes, tu remercies saint Christophe, tu remercies le Prophète de t’avoir accordé quelques instants supplémentaires en ce bas monde, et tu célèbres ce miracle, cette divine victoire sur la circulation, avec un whisky bien tassé, ou n’importe quel autre anxiolytique délivré ici sans ordonnance, ou les deux à la fois. Un Libanais lucide est un Libanais alcoolique sous tranquillisants. Tous les autres sont des inconscients. Malgré ma concentration, un bruit de fond continue cependant à me tarauder l’esprit. Il est fait des partitions des uns et des autres, au hasard d’un calendrier qui s’est arrêté au mois de mars, autrement plus assourdissantes, avec leurs médiocres slogans en lambeaux, recyclés à l’infini, qui font un bruit du tonnerre. Il faut au moins ça pour couvrir le vacarme de la circulation. Le code de la route, comme tous les autres codes qui font glisser la pilule, s’est fait la malle. Je suis bien obligé de constater que les Libanais vivent comme ils conduisent. Ils mangent, boivent, dorment, baisent et font des affaires comme ils conduisent. Ils ont pour la chose publique, pour la cité, pour la nation, pour tout ce qui est ronflant et gonflant, mais indispensable à la bonne marche d’une société, et qu’on appelle la politique, le même attachement que celui qu’ils ont pour le code de la route. L’intime conviction que c’est fait pour les touristes. Les Libanais font de la politique avec leurs pieds. Et quand le fruit de leurs efforts leur retombe sur la gueule, ils changent de pied. La tonitruante médiocrité de leurs politicards ne leur fait pas peur : ils sont sourds de naissance. Et le spectacle affligeant de ces mêmes politicards, exécutant des pointes et des entrechats avec leurs gros sabots et leurs bandages herniaires, ne les fait même pas rigoler : ils sont frappés d’une myopie sévère. Voilà pourtant des années et des années qu’ils paient pour ce même spectacle qu’ils prétendent ne pas apprécier. Voilà une paie qu’ils bissent à tout-va, du premier au dernier rôle, avec une admirable constance dans l’aveuglement et une fidélité à toute épreuve. Voilà une éternité qu’ils crient leurs malheurs à ceux qui veulent bien leur prêter une oreille attentive, et voilà une éternité que Dieu se rie de leurs malheurs, tellement ils persistent à s’accrocher à leurs causes. J’appartiens à un peuple de tarés. J’appartiens à un peuple qui, selon l’expression consacrée, a la cervelle au bout de son « tarbouche ». J’appartiens à un peuple de tarés et à un pays en guerre. J’appartiens à un peuple qui n’en est malheureusement pas un. Et à un pays qui n’en est pas un non plus. C’est un semblant de peuple qui a déserté un semblant de pays, qu’il considère tout au plus comme une colonie de vacances, une villégiature où il demande poliment aux estivants venus des déserts d’Arabie de lui faire une petite place. C’est un semblant de peuple qui gère un semblant de boutique et qui demande poliment aux raquetteurs du quartier, et des quartiers voisins, de lui laisser une petite partie de la recette. C’est un semblant de peuple tellement empêtré dans ses excès et ses contradictions que tous ceux qui ont tenté de lui venir en secours ont fini par changer de métier. Et quel est le slogan favori de ceux qui se croient malins et empreints d’une sagesse inaccessible aux autres ? Ne te mêle pas de politique, et reste éloigné des partis. En d’autres termes, tu dois laisser aux autres le soin de décider à ta place ad vitam aeternam ; tu ne dois en aucune manière perturber la transmission de flambeau des différentes dynasties ; tu dois laisser tous ces bienfaiteurs de l’humanité piller, détruire et vendre ce qui reste de ton pays ; tu dois subir leurs vocalises quand il s’agit de débiter des slogans creux, en vaquant à tes occupations quotidiennes, en pensant à tes traites et tes factures, à la vidange de ta voiture, à ton rendez-vous chez le dentiste, mais ne te mêle surtout pas de politique ! Même lorsque l’action politique te rattrape, comme en cette journée du 14 Mars, rentre tranquillement à la maison après ta promenade et laisse travailler les grands. Un million de personnes, guidées par une main invisible vers le centre de Beyrouth : deux ou trois petits discours et puis s’en vont. Rideau. Fin de l’action politique. Alors soit, j’admets volontiers que les partis politiques libanais sont pour l’essentiel infréquentables. J’admets, je les en accuse même, qu’ils ont tous, plus ou moins, précipité le Liban au fond du gouffre. Je sais aussi que la société civile n’est pas en reste. On pourrait penser que le salut viendrait de là. Grave erreur ! As-tu assisté à des élections d’organisations professionnelles, syndicales ou étudiantes ? Moi oui. C’est hallucinant. Tu sais qu’il y a des ingénieurs Forces libanaises, qui ne sont pas du tout, mais alors pas du tout d’accord avec des ingénieurs Courant du futur ? Je ne sais pas sur quoi, mais ça doit être grave. Tu sais que les pharmaciens Kataëb et les pharmaciens Hariri peuvent en venir aux mains, ne serait-ce qu’à propos d’une préparation magistrale ? Tu sais que le moindre séminaire de podologues ou de cordonniers se fait sous le haut patronage d’une excellence quelconque, après des heures et des heures de tractations ? Mais c’est précisément à cause de tout cela que l’engagement et son corollaire, la responsabilité, sont indispensables. C’est bien pour cela qu’il faut s’entraîner à bannir le mot « fatalité » de notre vocabulaire. Qu’est-ce que l’engagement, sinon un défi lancé à la fatalité et un refus total d’une quelconque soumission ? Et qu’y a-t-il précisément entre la soumission et la résistance ? Il y a le projet politique, la volonté politique et le courage politique. Et ni le projet, ni la volonté, ni même le courage ne peuvent aboutir sans un sens aigu de la responsabilité. On trouve de tout au Liban. De tout, sauf des projets, du courage et de la volonté. «Guerre des autres », crient la main sur le cœur les esprits bien pensants. Nous creusons nous-mêmes notre tombe depuis soixante ans ; nous avons mis notre terre à feu et à sang et nous restons les meilleurs clients de la théorie du complot. Et je ne fais aucune distinction entre la soumission au sens large à la Syrie, à Israël, à l’Iran, aux Arabes, aux Américains, aux Babyloniens, aux Grecs et aux Romains, et la soumission de proximité, l’asservissement volontaire à tel ou tel zaïm. Cherche citoyen libanais désespérément... Sacha ABOUKHALIL Chirurgien dentiste



On me dit que c’est ici que tout a commencé. Et c’est donc là que j’ai voulu aller.
On me dit que c’est précisément dans ce petit port qu’ont été inaugurés les six mille ans qui constituent notre histoire, et j’en viens à me demander si quelques années de moins sur nos frêles épaules ne nous feraient pas le plus grand bien.
À croire que les pierres, trop...