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Actualités - ANALYSE

ANALYSE Le Liban, de la démocratie consensuelle à l’union des désaccords

La position adoptée par les principales formations de l’opposition depuis plusieurs mois vis-à-vis de la crise gouvernementale et institutionnelle libanaise pose un certain nombre d’interrogations sur la manière avec laquelle ces formations entrevoient le système politique libanais dans son essence. Officiellement, l’opposition fonde sa démarche sur une idée en apparence simple : le Liban est une démocratie consensuelle. De ce fait, nulle fraction, serait-elle majoritaire à la Chambre, ne pourrait monopoliser l’exercice du pouvoir. D’où la nécessité de gouvernements d’union nationale ou, tout au moins, d’équipes bénéficiant du soutien d’un très large éventail de forces politiques du pays, même si elles sont opposées les unes aux autres. Pour les besoins d’une analyse un peu plus élaborée de cette présentation, il convient en premier lieu d’ignorer les différences de diagnostic entre la majorité et l’opposition sur la réalité du monopole dénoncé par la seconde. Autrement dit de ne pas répondre à la question, entre autres, de savoir si un parti politique qui s’autorise unilatéralement de mener un acte de guerre extérieur – que la riposte à cet acte soit préparée par avance ou non – est bien placé, politiquement, institutionnellement et moralement, pour dénoncer un « monopole » du pouvoir de la part de ses adversaires intérieurs. Une chose est certaine : le Liban est de fait une démocratie consensuelle et l’a toujours été, avant comme après Taëf. Mais c’est aussi un État unitaire et une démocratie parlementaire. C’est donc en quelque sorte une synthèse de ces trois données qui forme le système politique libanais, même si le résultat peut paraître hybride. Privilégier l’une de ces notions sur les deux autres reviendrait à trahir tant l’esprit que la lettre des institutions et des mœurs politiques de ce pays. Le consensus, au Liban, a ses limites, tantôt induites, tantôt explicitement stipulées par les deux autres données. D’une part, cet État n’est pas une fédération, ni d’entités locales ni de sectes et de communautés, et, de l’autre, ses institutions fonctionnent selon le modèle de la démocratie parlementaire, c’est-à-dire selon le principe de l’équation majorité-minorité, comprise exclusivement dans le sens politique et non pas communautaire. Qui dit consensus dit coexistence islamo-chrétienne. Telle est la pierre angulaire de ce que l’on appelle « la formule libanaise ». Elle l’est dans la mesure où le pacte historique qui lie les Libanais entre eux et fonde leur entité indépendante et leur État est un pacte entre chrétiens et musulmans, non pas entre gauche et droite, Tripoli et Nabatiyeh, ou nestoriens et alaouites. Certes, le système aménage un espace, une existence, aux diverses sectes ou rites, si l’on préfère. Mais cet espace, cette existence, restent secondaires par rapport au moteur principal de l’entité libanaise qu’est l’interaction islamo-chrétienne. Le principal réaménagement apporté par Taëf fut la mise en place d’une stricte égalité juridique et institutionnelle entre l’ensemble chrétien et l’ensemble musulman. Ce n’est qu’à partir de la consécration de ce principe que l’on a procédé à la redistribution des rapports à l’intérieur de ces deux grands groupes. Certes, il est parfaitement naturel que l’apparition de nouveaux clivages politico-confessionnels à caractère explosif, comme c’est le cas aujourd’hui avec le clivage sunnito-chiite, exerce une forte pression sur les bases institutionnelles de ce pays. Mais elle n’autorise pas pour autant les acteurs politiques à se comporter comme si ces bases avaient déjà été modifiées. En termes plus clairs, l’attitude des deux formations chiites de l’opposition, considérant notamment que le retrait des ministres de cette communauté du gouvernement ôte sa légitimité constitutionnelle à ce dernier, relève ainsi d’une conception selon laquelle la formule de coexistence islamo-chrétienne a déjà été enterrée au profit d’une nouvelle structure, fondée, par exemple, sur la théorie des trois tiers (chiite, sunnite et chrétien). Entre parenthèses, le fait qu’un puissant courant politique chrétien, qui de surcroît se présente aujourd’hui comme étant le défenseur des prérogatives chrétiennes, se fasse l’allié de cette conception est tout simplement inexplicable. Au final, il importe peu que la démarche du Hezbollah et d’Amal soit déclarée ou simplement implicite. Ce n’est point par hasard qu’un maître de l’anticipation politique comme Walid Joumblatt a cru bon d’entamer à ce sujet un travail de sape méthodique destiné à anéantir le plant avant qu’il ne lui pousse des branches. Fédération des sectes ? Jusqu’à nouvel ordre – un ordre qui devrait être mis en place consensuellement –, le principe du consensus au Liban ne peut donc s’appliquer pleinement qu’aux questions ayant un quelconque rapport avec la coexistence islamo-chrétienne. Déborder ce cadre reviendrait à considérer que le Liban est devenu une fédération de sectes. Cela suppose, le cas échéant, que les députés de chaque secte soient élus exclusivement par les membres de cette secte, que les dix-huit sectes officielles soient représentées de façon strictement égale au sein du pouvoir législatif, et que si le ministre copte ou baha’i démissionne du gouvernement, ce dernier soit automatiquement considéré comme démissionnaire. Car enfin la théorie des trois tiers ou toute formule similaire serait absolument intolérable en démocratie, puisqu’elle conduirait à instituer une discrimination entre entités fédérées. C’est ainsi d’ailleurs que la Californie et le Vermont, démographiquement aux antipodes l’un de l’autre, ont exactement le même poids au niveau des institutions fédérales. Il reste à évoquer le troisième volet du système, la démocratie parlementaire, peut-être le plus malmené des trois par le comportement de l’opposition. Destour contre Bloc national, Helf contre Nahj, 14 Mars contre 8 Mars. La sociologie politique de l’homo libanicus étant ce qu’elle est, la vie politique au Liban ne parvient pas à s’organiser autour de partis fortement structurés aux programmes bien définis, mais, de façon périodique, autour de regroupements plus vastes et donc forcément plus lâches. Toujours est-il que ces regroupements existent et qu’ils représentent, à un moment de l’histoire du pays, des options contradictoires, souvent fondamentales. Dans toutes les démocraties parlementaires du monde, des élections législatives sont organisées régulièrement pour départager ces options en fonction du principe de la majorité et de la minorité. La première est censée former le gouvernement, la seconde se cantonner dans le rôle de l’opposition, en attendant l’alternance. Il arrive, bien sûr, que des gouvernements de coalition voient le jour. Il s’agit soit de coalitions partielles, montées à la suite de scrutins qui n’ont pas donné de majorité claire à une formation politique déterminée, soit de cabinets d’union nationale. Dans le premier cas, des partis politiques plus ou moins rapprochés s’associent autour d’un programme commun pouvant générer une majorité confortable au Parlement, et cela dans le but d’empêcher des formations plus éloignées d’accéder au pouvoir. Dans le second, l’ensemble des partis mettent de côté leurs programmes respectifs pour s’atteler ensemble à la lutte contre un péril plus important les menaçant tous. Il en fut ainsi, par exemple, du gouvernement de David Lloyd George, au sein duquel libéraux et conservateurs britanniques s’associèrent, non pour promouvoir chacun son programme respectif, mais pour faire face en commun aux impératifs de la Première Guerre mondiale. En revanche, on n’a jamais vu, dans une démocratie normale, des coalitions gouvernementales se former sans programme commun, ni des unions nationales se nouer autour de deux options antinomiques à l’œuvre, chacune de son côté. Or c’est précisément cela que l’opposition libanaise prétend réaliser aujourd’hui au Liban, sous couvert de système consensuel. Chacun entrerait ainsi au gouvernement avec son arsenal et l’empoignade s’en trouverait institutionnalisée. D’autre part, en présence d’un tel type de gouvernement « d’union nationale », à quoi servirait alors d’entretenir un Parlement ? Formons un gouvernement-Parlement et renvoyons définitivement les députés chez eux : c’est bien ce que semble préconiser l’opposition. Pour reprendre le cas de Lloyd George, certains esprits bien pensants ne manqueront pas de souligner que le Liban affronte aujourd’hui des périls aussi graves pour lui que ceux de la Grande-Bretagne en 14-18, et que cela mériterait que les deux protagonistes mettent de côté leurs options respectives pour s’unir contre ces menaces. Cette solution aurait été excellente, en effet, si une telle comparaison n’était pas totalement inepte. Si les deux formations adversaires britanniques purent mettre de côté leurs divergences politiques, c’est parce ce que celles-ci n’avaient rien à voir avec la grande menace extérieure, au sujet de laquelle elles étaient toutes deux sur la même longueur d’ondes. Le moins qu’on puisse dire est qu’au Liban, c’est la situation contraire qui prévaut : on est d’accord sur tout, sauf sur l’essentiel. Élie FAYAD
La position adoptée par les principales formations de l’opposition depuis plusieurs mois vis-à-vis de la crise gouvernementale et institutionnelle libanaise pose un certain nombre d’interrogations sur la manière avec laquelle ces formations entrevoient le système politique libanais dans son essence.
Officiellement, l’opposition fonde sa démarche sur une idée en apparence simple : le...