Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Histoire - « Réalités libanaises », de Béchara el-Khoury, aux éditions L’Orient-Le Jour « Que vont dire de nous les grandes puissances ? »

«Deux hommes, également robustes et fiers, se querellèrent dans un village libanais. Ils en vinrent aussitôt à un échange bruyant d’injures et de menaces, ce qui ameuta tous les villageois et les divisa en deux camps ennemis et vociférants. Bientôt, on passa des hurlements et des insultes aux coups. Voyant cela, un vieillard, qui était tenu à l’écart de la mêlée et qu’attristait la scène, tenta d’arrêter la dispute en disant aux bagarreurs : “Quelle honte ! Que vont dire de nous le sous-préfet, le caïmacam, le moutassaref, les consuls, les puissances elles-mêmes ?” Les adversaires ne tardèrent pas à se séparer et le tapage s’apaisa peu à peu. Le médiateur s’approcha alors des deux jeunes gens et les obligea à échanger, sous les yeux de l’assistance calmée, le baiser de la réconciliation, et la paix revint au village. » Typiquement libanaise, cette scène se déroule à l’aube du XXe siècle, à une époque où le Mont-Liban coulait des jours relativement paisibles sous le régime spécial du moutassarifat, garanti par les puissances européennes. Mais si elle a été rapportée, six décennies plus tard, par Béchara el-Khoury, premier président du Liban indépendant, c’est qu’elle aurait pu se produire à toute époque de l’histoire de ce pays. Après tout, le crescendo hiérarchique auquel a recours le vieux conciliateur, ignorant les frontières jusqu’à arriver aux grandes puissances, n’est-il pas si caractéristique d’une certaine mentalité libanaise qui persiste de nos jours ? Cette anecdote et bien d’autres encore sont livrées par une plume sereine au lecteur des Réalités libanaises (Haqa’eq loubnaniya), publiées en arabe en 1960, quatre ans avant la mort de l’auteur. Mais il faudra attendre près d’un demi-siècle pour que la traduction française du premier volume de ces « Réalités », couvrant la période allant de la date de naissance de Béchara el-Khoury, en 1890, à celle de son accession à la présidence de la République, en 1943, soit éditée à son tour. Le manuscrit français est l’œuvre de Khalil Gemayel, ancien rédacteur en chef du Jour à l’époque où Michel Chiha, beau-frère de Béchara el-Khoury, présidait aux destinées de ce journal. Pour l’ancien chef de l’État, l’histoire du sage vieillard ne valait pas seulement par sa valeur descriptive d’une certaine mentalité libanaise. Fils d’un haut fonctionnaire du moutassarifat, il l’avait entendue tout jeune encore lors d’une réunion chez son père regroupant des collègues, « qui en rirent aux larmes ». « L’un d’entre eux ayant demandé pourquoi le vieillard avait mêlé les puissances à une querelle de village, raconte l’auteur, quelqu’un lui répondit que le conciliateur avait voulu sans doute faire allusion à la protection que les puissances accordaient au Protocole organique du Mont-Liban. Mon père dit alors : “La protection est-elle encore nécessaire, maintenant que les deux parties se sont réconciliées ?” » « Il se peut que cette phrase entendue dans ma prime jeunesse fût l’étincelle qui éclaira ma raison et le grain qui, tombé en une terre fertile, devait conduire, bien des années plus tard, au Pacte national », écrit Béchara el-Khoury, dont le début de la carrière politique coïncidera avec l’instauration du mandat français au Liban et en Syrie. Certes, il serait vain de rechercher, dans ce premier volume des Réalités libanaises, une quelconque analyse historique approfondie de la période du mandat ou une relation objective et détachée des premiers balbutiements de la jeune République libanaise. Béchara el-Khoury était l’un des principaux acteurs de ces débuts et sa plume demeure, même au soir de sa vie, celle d’un homme politique engagé. Son plus grand adversaire politique de l’époque, Émile Eddé, est ainsi loin d’être ménagé. Il est constamment présenté sous les traits d’un opportuniste pouvant être « plus royaliste que le roi ». Comprendre : plus français que les Français. Par comparaison, le fondateur du Destour donne l’impression d’être bien moins sévère avec les acteurs du mandat eux-mêmes, devant lesquels, certes, il rappelle toujours son engagement en faveur de la Constitution et de l’indépendance, mais en se gardant de toute attitude extrémiste. Son opposition, non pas au mandat lui-même, mais aux actes visant à la perpétuation du mandat, prend finalement, sous sa plume, un aspect bon enfant. Et puis, il y a une réelle délectation à découvrir ou à retrouver animés ces quelques figures, ces noms parfois ronflants, qui ont fait les débuts de la République libanaise. Ces Charles Debbas, Habib Pacha el-Saad, cheikh Mohammad el-Jisr, les émirs Arslane, et bien d’autres, sans parler des hauts-commissaires français, véritables arbitres parfois implacables d’une vie politique très agitée, faite d’autant de petites que de grandes querelles. Comme il y aura, des années plus tard, d’autres arbitres, venus d’autres horizons. Élie FAYAD

«Deux hommes, également robustes et fiers, se querellèrent dans un village libanais. Ils en vinrent aussitôt à un échange bruyant d’injures et de menaces, ce qui ameuta tous les villageois et les divisa en deux camps ennemis et vociférants. Bientôt, on passa des hurlements et des insultes aux coups. Voyant cela, un vieillard, qui était tenu à l’écart de la mêlée et...