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Actualités - OPINION

Délais et déchéances Badih MOUKARZEL

Montesquieu écrit dans ses Pensées : « Souvent l’injustice n’est pas dans le jugement, elle est dans les délais. » Cette pensée trouve aujourd’hui toute sa confirmation et son acuité au Liban à la veille des échéances politiques et judiciaires prévues mais non encore définies. Le tribunal international spécial est désormais résolument en marche, mais les délais de sa constitution ne sont pas délimités dans le temps. L’échéance de l’élection présidentielle est annoncée pour septembre prochain, mais les délais du vote décisif sont ouverts aux aléas de la formation d’une majorité qualifiante ou pas. Même les élections législatives partielles, fixées elles pour la mi-août, paraissent aléatoires tant les délais prévus tardivement sont devenus tributaires d’un décompte implacable de sièges voués à se vider (de leur sang) plutôt que du souci institutionnel de pourvoir aux siéges vacants. La seule constante temporelle demeure la liquidation chronologique et systématique d’acteurs politiques influents, dont la disparition physique augure (à Dieu ne plaise !) d’une funeste destinée réservée à la poignée de députés - ministres dont dépend cyniquement la vie ou la mort de toute une République, telle une danse macabre autour de sièges funéraires. Et si, au passage, des citoyens non engagés sont fauchés par des attentats divers, cela ne fait que compliquer la computation des délais sans jamais les rapprocher. Un tribunal donc, aux délais de constitution ouverts, mais dont le terme, quoique renouvelable, arrive à échéance au bout de trois ans courant à partir de sa formation. Des élections législatives partielles à une date fixe, mais que les délais tardifs rendent plus qu’aléatoires. Une élection présidentielle, dont le premier round est prévu pour le 25 septembre prochain, annoncée à mi-mot par un cacique résolu à multiplier les délais jusqu’à épuisement. Que n’a-t-on fixé un délai pour la formation du tribunal ? On aurait épargné toutes les secousses mortelles qui ont ravagé le pays. Que n’a-t-on procédé sans délai à l’application de l’article 41 de la Constitution ? On aurait utilement et salutairement pourvu au siège vacant du jeune député ministre assassiné, et consciemment épargné ainsi la liquidation d’un autre juge député. N’est-ce pas que notre démon réside dans les délais et opère à tombeau ouvert ? N’est-ce pas que notre démon est un exécuteur avide et dont le temps n’est pas compté ? Alors que le tribunal international pour l’ex-Yougoslavie, adopté par la résolution 827 du Conseil de sécurité du 25 mai 1993, fut créé sans aucun délai et dont les statuts ont réglé toutes les questions de constitution du tribunal – à savoir le siège fixé à La Haye, le financement prévu dans le budget ordinaire de l’ONU, une durée du tribunal illimitée, des juges mandatés pour quatre ans éligibles –, la résolution 1757 du 30 mai 2007 a, quant à elle, seulement autorisé la formation du tribunal international pour juger les suspects de l’attentat du 14 février 2005 et a adopté, sous dispositions du chapitre VII, le traité conclu mais non ratifié entre le gouvernement libanais et les Nations unies (résolution 1664). Ce traité est entré en vigueur le 10 juin 2007, soit plus de dix jours après l’adoption de la résolution. Les juges sont nommés par le secrétaire général des Nations unies, mais aucun délai de nomination n’est imparti alors que pour le tribunal de l’ex-Yougoslavie un délai de 60 jours avait été fixé pour transmettre les noms des magistrats avancés par les États membres. Une liste de 12 juges libanais est remise au secrétaire général qui devra en sélectionner un en première instance et deux en appel (art. 2.5). Cette liste, préparée et recommandée par le Conseil supérieur de la magistrature, a été remise au gouvernement qui l’a transmise sous le secret absolu au secrétaire général, rendant ainsi nos magistrats apôtres victimes potentielles de la parole révélée et voués à être livrés par moult Judas zélés du coin. Le siège du tribunal, prévu hors du Liban, reste à déterminer par un accord de siège entre les Nations unies, le gouvernement et le pays hôte (art. 8.1). Aucun délai n’est imparti pour l’élection définitive du siège. Le financement (art. 5.1) est assuré à 49 % par le gouvernement libanais et à 51% par les États donateurs. Aucun délai non plus n’est fixé pour assurer un tel financement. De plus, le financement doit suffire pour un an de fonctionnement du tribunal et garantir les prochains 24 mois, soit la couverture financière de toute la durée du tribunal, fixée à trois ans. Cette condition est rendue indispensable pour que le secrétaire général engage la procédure d’établissement du tribunal (art. 5.2). Enfin, la date de fonctionnement du tribunal est laissée à l’appréciation du secrétaire général, après consultation avec le gouvernement et en prenant en considération l’état d’avancement des travaux de la commission internationale indépendante d’investigation (art. 19.2). Bref, le sort du tribunal est laissé au secrétaire général de l’ONU sans mention de délais de constitution ni fixation de date-butoir de mise en fonction du tribunal. D’ici là, les détracteurs du tribunal auront toute la latitude pour tuer dans l’œuf ce dernier. En vérité (on ne vous le dira pas assez), seule une course contre la montre entreprise par le secrétaire général de l’ONU pourrait sauver le tribunal d’une déchéance certaine et épargner au pays un bain de sang intarissable. M. Ban Ki-moon est vivement appelé à aller de l’avant ! Reste l’affaire des délais électoraux. Les dates des législatives partielles de Beyrouth et du Metn viennent enfin d’être fixées pour le 5 août. À la différence près que la partielle du Metn aurait dû avoir lieu dans les deux mois suivants la date d’assassinat du député ministre Pierre Gemayel. Quelle autre considération a présidé à l’ajournement de cette partielle ? Est-ce la non-signature présidentielle du décret de convocation? L’article 41 de la Constitution oblige à procéder à l’élection d’un remplaçant dans les deux mois qui suivent la vacance du siège parlementaire. Le décret de convocation est un simple décret exécutoire à signer par le ministre de l’Intérieur, le président du Conseil et le président de la République. Tous les trois sont en situation de compétence liée pour procéder à la convocation électorale en dedans des deux mois constitutionnellement définis. La non-signature du décret par l’un des trois dirigeants engage sa responsabilité constitutionnelle pour fait de blocage institutionnel. Les motifs politiques ou même institutionnels avancés par le président de la République pourront faire l’objet de contrôle par le Conseil d’État libanais saisi d’un recours en annulation du décret. Le Conseil d’État aura à se prononcer sur la nature administrative ou non du décret attaqué. Est-ce un acte de gouvernement ou non ? Sa jurisprudence récente va dans ce sens et donc il va considérer le décret insusceptible de recours devant lui car il concerne les relations entre les pouvoirs constitutionnels. Mais cela ne l’empêchera pas, comme il l’a souverainement fait dans l’arrêt rendu dans l’affaire du ministre Georges Frem contre l’État, de constater de façon subsidiaire si le décret attaqué a été ou non pris par une autorité manifestement insusceptible d’agir. Cette solution aurait eu l’avantage d’écourter les délais, de fixer les règles du jeu constitutionnel entre les pouvoirs et d’épargner à la Constitution le malheur de tomber en déchéance. Quant à l’élection présidentielle, en fixant la séance électorale au 25 septembre, le président de la Chambre, tout en exigeant un quorum de présence aux deux tours des deux tiers des membres de l’Assemblée, n’a fait dans les circonstances actuelles qu’ouvrir les délais de réunion et faire succéder vainement les convocations pour élire un président. Une fois le mandat de l’actuel président parvenu à terme, au soir du 25 novembre 2007, le pays se réveillerait sans président élu (ce n’est pas la première fois !) et le recours fallacieux aux délais constitutionnels n’aurait servi qu’à jeter la Constitution dans la déchéance la plus totale. Moralité : pour juger juste, il faut agir dans les délais. Au nom du sang versé. Badih MOUKARZEL Avocat, chargé d’enseignement de droit public à l’USJ Article paru le Mercredi 4 Juillet 2007
Montesquieu écrit dans ses Pensées : « Souvent l’injustice n’est pas dans le jugement, elle est dans les délais. »
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Le tribunal international spécial est désormais résolument en marche, mais les délais de sa...