EFFEUILLAGE Trésor caché Lamia EL-SAAD

Je sais tout de lui. Il ne se passe pas un jour sans qu’il me raconte son quotidien, ses soucis, ses projets. Il me confie ses secrets et ses sentiments ; tout ce qu’il ne peut pas dire aux autres... Je ne le quitte jamais, mais ma présence est aussi discrète que celle du bonheur ; le bonheur que l’on reconnaît « au bruit qu’il fait quand il s’en va ». Il m’oublie… Parfois toute une journée… Jusqu’au moment où il ressent ce trop-plein qui l’oppresse ; alors il revient vers moi. Pour ma part, je préfère la lumière du jour, mais il écrit mieux la nuit éclairé par sa lampe de chevet. De même, je préfère l’encre sèche des stylos à bille. Ce qui ne m’empêche pas d’admirer l’esthétique d’une belle plume ; mais avec l’encre liquide nul n’est à l’abri des accidents et des taches, et j’en pâtis. Je suis facile à déplacer, je l’accompagne partout. Dépositaire de lourds secrets, je ne pèse que cinq cents grammes. Je suis à la fois le passé, le présent et le futur : je suis un objet fini qui renferme entre ses pages un temps infini. Je n’ai certes pas la valeur marchande d’un livre. Je n’ai pas d’éditeur, pas de référence. Mais j’offre d’innombrables possibilités ; je suis rempli de pages blanches… Le livre procure le plaisir de la lecture, mais je procure le plaisir bien plus subtil de l’écriture, celui de créer ; celui de raconter la réalité ou de la transcender… Lorsqu’il a quitté son hameau il y a quelques années, pour tenter sa chance dans la capitale, il ignorait encore tout de ce plaisir. Il a suffi que son vieux père glisse discrètement un paquet rectangulaire dans sa petite valise… Seul face à lui-même dans une ville où l’on ne se regarde pas, il a commencé à écrire pour ne pas être lu… Mais si lui-même s’avisait un jour de me relire attentivement, il découvrirait entre mes lignes un trésor insoupçonné. Et s’il devait franchir le pas et me faire éditer, je crois qu’un grand auteur se révélerait à lui-même et aux autres.