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Actualités - OPINION

La parole aux médecins Peau et alimentation Professeur Roland TOMB

« Lorsque nous disons “vous avez mangé du lion ce matin” à qui manifeste une énergie particulière, c’est façon de parler. Mais c’est aussi façon de penser. Et cette pensée relève d’une logique magique, plus profondément ancrée en nous et plus universelle que nous ne sommes prêts à l’admettre. L’alimentation constitue une voie royale pour accéder aux manifestations de la pensée magique. Consommer un aliment, ce n’est pas seulement le consumer, le détruire, c’est le laisser pénétrer en soi, le laisser devenir partie de soi. En l’incorporant, nous incorporons analogiquement certaines de ses caractéristiques imaginaires, physiques ou morales. » Claude Fischler, Manger magique, Paris, éditions Autrement, 1994 La peau n’échappe pas à cette logique du « manger magique », elle est censée refléter notre être et refléter notre hygiène de vie, en particulier notre hygiène alimentaire. Nos patients en sont convaincus, certains médecins aussi. Tous les jours, j’entends la même rengaine, sous des formes différentes. Affirmative : « Docteur, si j’ai des boutons, c’est parce que j’ai mangé ceci ou cela. » Interrogative : « Que dois-je manger pour avoir une belle peau ? » ou « Dites-moi, que dois-je éviter ? » Ou, pire encore, fâchée, outrée, incrédule : « Comment ça ? Vous ne m’avez donc rien interdit ? » Interdit, le mot est lâché ! S’il y a plaisir, il y a donc transgression. Heureusement, la diète est là pour rétablir les interdits, apporter la sanction, la punition nécessaire et assurer enfin la rédemption. Ne dit-on pas « il faut souffrir pour être belle » ? Alors, il faut souffrir pour avoir une belle peau, en s’abstenant de certains plaisirs, au premier chef desquels figure le plaisir procuré par la nourriture, par la bonne chère. Ce mythe, comme tous les mythes, est l’objet de rationalisations successives : tel aliment attaquerait le foie, tel autre l’estomac… Le résultat va transparaître inévitablement sur la peau ; ne parle-t-on pas de « crise de foie » à propos d’une crise d’urticaire ? Allez faire comprendre aux patients que le foie y est rarement pour quelque chose, encore moins la nourriture ! Et les aliments qui « constipent » et dont « les effluves vont à la peau sinon à la tête » ?…. Tout cela semble délirant, mais les convictions sont bien réelles, nous y sommes confrontés quotidiennement. Parfois ces mythes sont étayés sur une pseudoscience qui s’étale sur nos écrans de télévision. Les charlatans et les escrocs nous expliquent le plus sérieusement du monde que la solution à tous nos maux réside dans le « nettoyage » des intestins à l’aide de machines pseudo-médicales… il y a des gens pour les croire et des médias pour leur vendre un temps d’antenne. Nos patients se méfient de certains aliments qui « brouillent le teint », d’autres qui « provoquent des rougeurs, des boutons, des démangeaisons ». Les listes varient d’un patient à l’autre, mais possèdent un dénominateur commun : ces aliments sont « corsés », en arabe, « hâmi ». J’ai récemment dirigé la thèse d’un doctorant en médecine qui devait questionner les gens sur ce concept de « hâmi ». Les réponses sont époustouflantes, on nage en plein délire du « manger magique ». Est catégorisé comme « hâmi » ce qui relève des épices, du trop gras ou du sucré ; le chocolat en fait toujours partie ; les produits laitiers parfois oui, parfois non ; la viande, bien sûr ; le poisson rarement, sauf s’il est frit ; les fruits de mer, toujours ; les fruits frais jamais (à part les fraises ?!) ; les fruits secs toujours ; la glace n’est pas « chaude » ou « hâmiyé » sauf si elle est à la fraise, au chocolat, aux pistaches, peut-être même au lait… Ces aliments « chauds » ou « hâmi » ont tous en commun d’« exciter » la peau (qui rougit, gratte et se couvre de lésions) voire d’« exciter » tout l’organisme, avec les conséquences sexuelles qu’on imagine… L’aliment « chaud » ou « hâmi » s’oppose à l’aliment « froid » ou « bâred » dans l’imaginaire populaire qui conserve ainsi vivants et intacts les restes des catégorisations hippocratique et aristotélicienne que la médecine moderne a abandonnées depuis longtemps. Certains médecins se mettent de la partie et interdisent à tour de bras… Tel allergologue propose des tests à des prix astronomiques, avec en prime un manuel « personnalisé » de 100 pages, pour apprendre à éviter ceci ou cela. Tel dermatologue interdit à une patiente souffrant de vitiligo (une affection cutanée dans laquelle la peau perd sa pigmentation) tous les aliments de couleur blanche, notamment le riz et les laitages ! Sans parler de la multitude des praticiens qui s’évertuent, dans l’acné surtout, à fournir des listes d’interdictions. J’ai le souvenir d’un praticien qui interdisait à ses jeunes patients, avec un sourire narquois et cynique, les hamburgers, les pizzas, les chips, le ketchup, le chocolat et les boissons gazeuses, c’est-à-dire spécifiquement tout ce qu’un adolescent (acnéique ou pas) a plaisir à manger. À ce propos, je livre un extrait du Traité de dermatologie où Grosshans s’interroge sur l’acné et l’alimentation, et fait le tour de la question. « Ce problème a heureusement fait l’objet d’excellentes mises au point et peut être abordé maintenant avec moins de passion : si le jeûne complet réduit de 40 % l’excrétion sébacée, l’interdiction de tel ou tel aliment n’améliore jamais l’acné. Les interdits traditionnels concernent les aliments que les adolescents affectionnent particulièrement ; personne n’a jamais imaginé d’interdire les aliments que les jeunes jugent souvent exécrables et la prétendue aggravation par le chocolat relève de l’imagination des patients, de leurs parents et de beaucoup de médecins. Les interdits alimentaires sont des actes de caractère punitif qui rejoignent l’habitude des prescriptions malodorantes à base de soufre, par exemple. S’il y a une aggravation après ingestion d’un aliment interdit, c’est uniquement du fait de la culpabilisation incitant l’adolescent anxieux à excorier et irriter par les doigts les lésions acnéiques faciales, trahissant ainsi sa désobéissance ! » Cela me fait songer à la phrase célèbre d’Isaac Asimov, qui disait, raillant les travers d’une médecine perverse : “ The first law of dietetics seems to be : if it tastes good, it’s bad for you “ (« La première loi de la diététique pourrait être la suivante : si c’est bon, c’est donc mauvais pour vous »). Le chocolat a fait l’objet d’études contrôlées fort sérieuses comparant une cohorte d’adolescents acnéiques absolument privés de chocolat à une autre qui en était gavée. Sur le plan cutané, il n’y avait aucune différence entre les deux groupes ! Plus récemment, une controverse a surgi dans la presse médicale américaine au sujet du prétendu rôle des produits laitiers dans le déclenchement et l’aggravation de l’acné. On croyait enfin tenir l’aliment coupable, mais l’étude a été sévèrement critiquée sur le plan méthodologique et on a incriminé des résidus hormonaux présents dans le lait. En tout cas, le débat reste ouvert. Reste un domaine, un seul, où l’alimentation a sur la peau un retentissement indiscutable, c’est celui des allergies alimentaires. Celles-ci ont connu ces dernières années un regain d’intérêt et une évolution considérable, puisqu’on connaît et comprend bien mieux leur mécanisme, jusqu’au niveau moléculaire. Mais ces allergies alimentaires sont relativement fréquentes chez l’enfant (surtout le nourrisson) ; elles sont beaucoup plus rares chez l’adulte. Il convient de rappeler que, même dans le cas d’une allergie alimentaire authentique, les symptômes cutanés ne sont pas toujours au premier plan. D’autres signes (digestifs, respiratoires) peuvent apparaître jusqu’au choc anaphylactique. De ce fait, le diagnostic ne peut être porté à la légère, mais au terme d’une enquête sérieuse et documentée, avec les tests appropriés. Une chose est certaine : la majorité des patients arrivent chez nous avec un diagnostic d’allergie (« hasasiyyeh ») qu’ils ont eux-mêmes (ou leur entourage) établi, alors qu’il s’agit d’acné, de psoriasis ou de toute autre affection dermatologique, n’ayant aucun rapport avec l’allergie. Mon expérience, en tant que dermato-allergologue, me fait considérer tant de prétendues allergies avec suspicion et me contraint à prendre le temps qu’il faut pour mener l’enquête et convaincre les patients. Si certains sont déçus qu’il n’y ait ni diète, ni interdiction, ni punition, beaucoup (c’est heureusement la majorité) s’en félicitent. Professeur Roland TOMB Clinique de la peau et des allergies Hôtel-Dieu de France
« Lorsque nous disons “vous avez mangé du lion ce matin” à qui manifeste une énergie particulière, c’est façon de parler. Mais c’est aussi façon de penser. Et cette pensée relève d’une logique magique, plus profondément ancrée en nous et plus universelle que nous ne sommes prêts à l’admettre. L’alimentation constitue une voie royale pour accéder aux manifestations de...