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Actualités - OPINION

EFFEUILLAGE Mauvaise mine Lamia EL-SAAD

Je suis enterrée. Et pourtant je vis. Je vis entre les racines d’une plante potagère dans une bonne terre fertile. Je me souviens de la sensation très désagréable qui a précédé mon arrivée, la sensation de tomber dans le vide. J’ai été larguée comme on parachute un soldat. Mais je n’ai pas fait ce que l’on attendait de moi ; je suis sournoise. Je n’exploserai qu’après la trêve, lorsque les accords de paix seront ratifiés ; pour agiter à nouveau le spectre de la guerre. J’exploserai lorsque les militaires auront regagné leurs casernes ; ainsi, je ne tuerai que des civils. Mais pour tuer… Je dois mourir aussi. Ceux que je sers ne risquent rien. C’est bien commode de vaincre sans péril ; ils n’ont que faire de la gloire ! Qu’il est loin le temps où les hommes se battaient à l’épée… Qu’il est loin le temps où ils avaient encore le courage d’exposer leur cœur et leur poitrine à la lame de l’adversaire ! Le temps où ils ne faisaient pas la guerre à distance, par machines interposées. Je suis entourée d’enfants qui courent en riant sous le soleil. Il fait chaud… J’observe attentivement leurs jeux et m’étonne chaque jour davantage de leur insouciance. À l’heure du déjeuner, je guette la robe noire et le tablier à fleurs de leur maman qui les appelle en se penchant à sa fenêtre. Il y a aussi quelqu’un d’autre qui les observe : le vieux grand-père. Il a le visage creusé par le temps et les épreuves, mais je l’ai toujours vu sourire, et ses yeux clairs sont pleins d’amour. Il est souvent assis sur sa chaise, à l’ombre de son arbre. J’ai déjà vu plusieurs explosions. Je sais qu’elles ne tuent pas autant qu’on le voudrait. Mais ceux qui ne meurent pas poussent d’atroces cris de douleur qui vont crescendo et qui sont interrompus par de violents sanglots. Ils appellent Dieu, leur papa, leur maman, un ami : ils appellent… Ces cris m’insupportent au plus haut point ; je leur préfère le silence discret de la mort. Et je préfère ne pas assister au retour des survivants boiteux et des gueules cassées ; ne pas voir cet enfant défiguré qui ne court pas avec les autres, ne pas voir ses yeux tristes, ne pas entendre les cris de l’orphelin qui s’enfuit en courant dans la forêt pour pouvoir hurler sa douleur. N’y a-t-il donc plus personne pour me désamorcer et déminer ce sol ? Il est vrai que je suis sournoise et mauvaise, mais je le suis bien moins que les hommes qui me manipulent.
Je suis enterrée. Et pourtant je vis. Je vis entre les racines d’une plante potagère dans une bonne terre fertile. Je me souviens de la sensation très désagréable qui a précédé mon arrivée, la sensation de tomber dans le vide. J’ai été larguée comme on parachute un soldat. Mais je n’ai pas fait ce que l’on attendait de moi ; je suis sournoise. Je n’exploserai qu’après la...