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Actualités - REPORTAGE

Le gouvernement actuel semble jouer la montre, alors que les principaux accusés khmers rouges sont déjà âgés Le tribunal international pour le Cambodge : huit ans de négociations semées d’embûches Carine MANSOUR

Les dirigeants khmers rouges, responsables de l’assassinat de quelque 2 millions de personnes, seront-ils jugés un jour ? Ce régime ultramaoïste, mêlant idéologie communiste et nationaliste, avait fait régner une terreur sans précédent au Cambodge, vidant les villes au profit des campagnes, imposant le travail forcé et éliminant physiquement tout opposant. Les plaies de cette tragédie qui a décimé toute une génération ne sont toujours pas refermées et il a fallu près d’une décennie avant que l’ONU et le nouveau pouvoir à Phnom Penh s’accordent pour lancer un tribunal visant à juger les Khmers rouges. Processus long et difficile car plusieurs membres du gouvernement cambodgien sont d’anciens commandants khmers rouges. Certaines ONG ont accusé le pouvoir du Premier ministre Hun Sen, lui-même ancien commandant khmer rouge, de « traîner les pieds » et de « jouer la montre » délibérément, alors que des doutes subsistent quant à l’indépendance de la justice au Cambodge. Du côté des autorités, on dément toute « interférence » dans « le conflit autour des procédures » ou toute pression sur les juges cambodgiens, en rappelant que « c’est le Premier ministre Hun Sen qui a demandé ce tribunal ». En attendant, les cadres du régime de Pol Pot, lui-même décédé en 1998, sont vieillissants. C. M. Cela fait près d’une décennie que l’ONU et le gouvernement cambodgien de Hun Sen négocient la mise en place du tribunal à participation internationale. Raoul-Marc Jennar et David Chandler, tous deux docteurs en sciences politiques, spécialistes du Cambodge et auteurs de plusieurs ouvrages sur le génocide, expliquent à « L’Orient-Le Jour » pourquoi les négociations ont duré si longtemps. «Le parti du Premier ministre Hun Sen se montre réticent envers les Nations unies », explique Raoul-Marc Jennar. « L’ONU, après le renversement des Khmers rouges dans les années 1980, avait refusé de composer avec le gouvernement mis en place à Phnom Penh, alors que ce dernier avait demandé à plusieurs reprises aux Nations unies d’organiser un tribunal international pour juger les auteurs du génocide », précise-t-il. Deuxième raison, poursuit le professeur Jennar, « le gouvernement cambodgien a voulu un tribunal cambodgien, soutenant que les bourreaux et les victimes sont des Cambodgiens. Ce qui signifie que toutes les victimes, y compris les magistrats cambodgiens, seraient partie prenante. L’ONU, pour sa part, se disait prête à financer un tribunal, mais il fallait qu’il soit international et non uniquement composé de magistrats cambodgiens. Par ailleurs, le niveau de formation et de dépendance politique des magistrats cambodgiens, formés pendant la période vietnamienne (communiste, 1979-1989), ne correspondait pas aux critères de l’ONU ». Une cotisation de 4 900 dollars Il a fallu attendre le 3 juillet 2006 pour que les juges internationaux prêtent serment et que le tribunal international se mette péniblement en place. Les donateurs ont réuni 53 millions de dollars pour son financement, et les magistrats ont commencé l’instruction. Pourtant, en l’absence de règlement intérieur, aucun procès ne peut avoir lieu. De longs retards se sont déjà accumulés et le premier procès n’aurait lieu que début 2008. Les Nations unies renâclent en outre à débourser les 4 900 dollars de cotisation réclamés par le barreau cambodgien à tout avocat de la défense étranger, ce qui menace de faire capoter tout le dispositif. Des juges internationaux ont ainsi appelé le barreau du Cambodge à « reconsidérer sa décision » d’imposer des frais d’enregistrement « inacceptables ». Leur montant « limite sévèrement le libre choix du Conseil par les accusés et les victimes », indique un communiqué publié par les juges. Un collectif d’associations pour les victimes des Khmers rouges s’était également inquiété du fait que les avocats étrangers admis à participer « auraient l’obligation de travailler avec un co-Conseil cambodgien et auraient des droits réduits puisqu’ils seraient subordonnés à leur confrère cambodgien et n’auraient pas, par exemple, la possibilité de prendre la parole à l’audience sans l’autorisation de ce co-Conseil ». Dans ce contexte, les magistrats étrangers n’excluent pas un retrait en bloc si aucun accord n’intervient au printemps. Ils sont unanimes : ce procès doit avoir lieu rapidement ou pas du tout et dans des conditions qui rendent le tribunal crédible, c’est-à-dire avec des garanties d’un procès équitable, et une juridiction indépendante et impartiale. « On n’a pas l’intention de participer à une parodie de justice », a déclaré Marcel Lemonde, cojuge d’instruction qui tente depuis plusieurs semaines de rapprocher les points de vue entre magistrats étrangers et cambodgiens. Deux réunions en novembre et en janvier ont permis des « avancées concrètes », mais de sérieuses difficultés persistent. Interrogé sur le point de savoir si on pourrait assister à un retrait en bloc des 14 juges étrangers, M. Lemonde estime que « la position dominante serait d’éviter à tout prix des démissions individuelles. Ce serait sans doute la pire des solutions (...) On s’oriente plutôt vers une position commune des juges internationaux qui se retourneraient vers l’ONU en lui demandant d’envisager un retrait de la participation internationale du tribunal. Mais j’espère bien qu’on n’en arrivera pas là ». Robert Petit, coprocureur canadien, a pour sa part expliqué être « raisonnablement optimiste » quant au déblocage de la situation, tout en soulignant « l’évidence de certains problèmes ». Ce type de processus, même s’il s’agit d’un exercice « limité », prend « toujours du temps ». « Nous sommes tous des professionnels et des gens adultes, et je crois que nous sommes tous conscients de la raison pour laquelle nous sommes ici et des souffrances que ces gens ont endurées. » Les raisons de ce retard Pour M. Jennar, la cotisation imposée aux avocats étrangers est un « prétexte », puisque « le parti du Premier ministre a une emprise importante sur le barreau cambodgien ». Et d’expliquer : « Après l’échec de l’intervention de l’ONU en 1991-1993, le gouvernement cambodgien a dû régler le problème de la pacification du pays et mettre fin à l’insurrection des Khmers rouges, en proclamant une amnistie qui ne dit pas son nom. C’est ainsi que Hun Sen a réussi à démanteler la résistance khmère rouge. Aujourd’hui, dans cette mise de bâtons dans les roues pour la mise en place du procès, il faut lire l’embarras du Premier ministre qui a passé des accords avec toute une série de chefs khmers rouges, qui sont en liberté aujourd’hui et qui devraient faire l’objet du procès. J’ai très nettement le sentiment que Hun Sen ne veut plus de ce procès et souhaite tourner la page. Aujourd’hui, le gouvernement cambodgien et le Premier ministre jouent un peu la montre, sachant que les principaux chefs historiques encore en vie des Khmers rouges sont très âgés, et d’ailleurs quelques- uns sont déjà morts. » Le Premier ministre, précise M. Jennar, ne redoute pas ce procès pour lui-même, mais « pour les perturbations qu’il pourrait engendrer. Le Cambodge est une société clanique, où les accords passés entre individus les lient personnellement ». De même, David Chandler, spécialiste australien du Cambodge et auteur de plusieurs ouvrages sur le génocide, estime que les derniers obstacles dans la mise en place d’un tribunal relèvent d’une « stratégie générale de report incessant adoptée par les autorités khmères ». Selon lui, « le Premier ministre Hun Sen est parfaitement conscient de ces embûches et les a approuvées personnellement. C’est un microdirecteur », souligne-t-il. Les Khmers rouges aujourd’hui Que reste-il des Khmers rouges aujourd’hui ? L’expert australien souligne qu’« en tant que mouvement, les Khmers rouges sont morts aujourd’hui. Toutefois, plusieurs dirigeants sont encore en vie et en relativement bonne santé. Je soupçonne le gouvernement de redouter que ces personnes soient capables de dénoncer des membres du gouvernement qui ont été d’anciens Khmers rouges. Hun Sen n’a rien à craindre, mais plusieurs figures au sein du gouvernement ne sont pas dans une position aisée ». Interrogé sur l’impact des Khmers rouges sur la société cambodgienne, David Chandler fait valoir qu’« une incidence se fait sentir uniquement dans le prolongement du parti au pouvoir », mais qu’« aucune des idéologies socialistes n’existe encore ». M. Chandler tient en outre à préciser que « même si le gouvernement est corrompu et injuste, il est de loin moins virulent qu’ont été les Khmers rouges lorsqu’ils étaient au pouvoir ». Parmi les personnes qui seront jugées dans le cadre de ce procès, M. Lemonde établit deux catégories : « Les dirigeants historiques du Kampuchea démocratique et les principaux responsables des crimes les plus graves. » Selon lui, « on ne peut imaginer que quelqu’un qui aurait commis des atrocités à grande échelle serait laissé de côté. Ça paraît difficilement acceptable pour les victimes. Inversement, on sait qu’on ne pourra pas juger 500 personnes. Donc, les petits exécutants ne seront pas jugés. C’est entre ces deux extrêmes qu’il faudra naviguer ». Pour M. Lemonde, « le procès permettra aussi un débat public sur ce qui s’est passé il y a 30 ans. Dans les familles, on n’en parle pas. Les programmes scolaires n’en font pas état. Il est absolument vital pour le Cambodge (d’avoir ce débat) afin que ce pays puisse redémarrer sur des bases assainies ». De fait, aujourd’hui, la population cambodgienne est encore traumatisée par le génocide. Pourtant, une grande partie, notamment les paysans, n’a « aucune idée » de ce travail autour de la mise en place du tribunal international, souligne M. Chandler. « Le gouvernement n’a malheureusement pas rendu publiques les informations sur la mise en place du procès, ni à la radio ni à la télévision », précise-t-il. Le Dr Jennar relève, quant à lui, une situation plus complexe. « La demande de justice s’exprime plus fortement de la part de ceux qui sont partis en exil pour fuir les années khmères rouges, puisque le pays que ces personnes ont retrouvées à leur retour ne ressemblait pas du tout à celui qu’ils avaient quitté, estime-t-il. En revanche, ceux qui sont restés au pays, les vrais survivants du génocide, ont plutôt envie d’oublier. Par ailleurs, les paysans, victimes aussi des Khmers rouges, sont ceux qui ont le plus envie de tourner la page. Une grande partie des exécutants du génocide, qui sont des milliers de Cambodgiens, sont encore en vie. J’ai moi-même été dans des villages en province, où on me montrait la maison d’un ancien cadre khmer rouge qui avait exécuté parfois des membres de la famille de ceux qui me montraient sa maison. » Parallèlement, poursuit M. Jennar, « il existe au Cambodge un sentiment massif profondément antivietnamien, aussi vieux que l’histoire. Aujourd’hui, certains partis politiques utilisent un discours révisionniste pour expliquer que ce sont des Vietnamiens qui ont essentiellement massacré des Cambodgiens. La honte tenant au fait que des Cambodgiens puissent être responsables des atrocités infligées à leurs compatriotes est effacée par ce discours révisionniste. Or cela est complètement faux. Tel est justement l’enjeu de ce procès. Il est important que l’histoire soit dite. Et seule une instance crédible, le tribunal international, pourrait le dire. Seulement après cela, les Cambodgiens pourront tourner la page ».
Les dirigeants khmers rouges, responsables de l’assassinat de quelque 2 millions de personnes, seront-ils jugés un jour ? Ce régime ultramaoïste, mêlant idéologie communiste et nationaliste, avait fait régner une terreur sans précédent au Cambodge, vidant les villes au profit des campagnes, imposant le travail forcé et éliminant physiquement tout opposant. Les plaies de cette...